Le
camp sous administration française
Les journées jusqu'au vendredi 22 juin n'apportèrent pas d'évènements notables;
pourtant, le samedi 23 allait apporter un ordre foudroyant pour sept personnes du commando
de ravitaillement. On savait que le camp12 de Rennes allait être transmis par les
Américains à l'armée française. Nous étions aussi informés que tout le commandement
du ravitaillement allait être muté avec les Américains en Allemagne à Hof en
Franconie. Pourtant, les sept hommes, et j'étais l'un d'eux, n'étaient pas sur la liste.
On avait échangé nos noms. A notre place, il y avait les noms de l'adjudant chef de
première classe Georges Haas et six autres inconnus de nous, mais vraisemblablement amis
de Haas. Nous ne fûmes pas seulement bouleversés, nous avons pleuré comme des veaux,
car il était clair pour nous que revoir bientôt notre pays n'était désormais plus
possible. Angoissé et désespéré, je suis allé vers le Sergent Woodbine et je l'ai
prié en pleurant de faire quand même corriger la liste. Lui qui, lui-même, n'avait rien
à faire avec la mise en liste des noms, essaya bien de faire de son mieux, mais il dût
nous dire ensuite qu'il ne pouvait plus rien y changer. D'ailleurs, Haas ne se fit plus
voir à ceux qui restaient (mes essais pendant des années pour dénicher Haas furent
malheureusement sans succès).
Pour la transmission du camp, des membres de l'armée française étaient déjà dans le
camp et ils furent introduits dans les organisations. La dernière chose que Woodbine
pouvait faire pour nous, il la fit. Il alla avec nous vers son successeur français
et indiqua à celui-ci l'exigence que nous devions continuer tous les sept à être
occupés au ravitaillement (Woodbine savait très bien que rester dans le commando de
ravitaillement, c'était nous maintenir en vie, nous qui étions de jeunes gamins)
Ceci lui fut confirmé, et c'est ainsi que j'ai fait face ensuite avec résignation au
jour du départ des Américains le 25 juin.
Notre camp de prisonniers sous l'administration française, avait la désignation de
"camp 1102" et appartenait au terrain militaire 11.
Le chargement eut lieu à l'intérieur du dépôt de ravitaillement où se trouvaient
désormais les wagons qui allaient rapprocher nos autres camarades de la Liberté. Je
pleurais sang et eau et il en était de même pour les six autres lorsque le train se mit
lentement en mouvement. Mon ami Karl Dura de Rheinberg était parmi les heureux. Il me
serra la main, me parla gentiment et le train qui partait lentement, nous sépara pour
longtemps. Cela allait durer 45 ans jusqu'à ce que nous nous sommes revus à Boppard.
Ce que Hegesweiler m'a raconté beaucoup plus tard, fut qu'un groupe allemand de
musiciens, avec les instruments de la cage 1, fut muté avec lui au pays. Axel von
Wachtmeister, ténor de Saarbrücken, et le baryton Hermann Stam de
Stuttgart devaient en avoir fait partie. Les deux artistes peintres Oertl et Kastner
ainsi que l'aumônier de la Marine Bernhard Knoche étaient aussi parmi les
chanceux.
Matricule 548269
La politique avait voulu qu'en Juin plus de 740.000 Prisonniers de guerre allemands
furent livrés par les forces de combat des Etats Unis à la France.
Nous avons alors obtenu aussi un nouveau n° de prisonnier. Le mien était 548269. Pour
nous, la vie quotidienne que nous connaissions, persistait et, à notre désespoir, après
la défaite, succéda la résignation et la nouvelle adaptation à l'inévitable. Le Jeudi
28 Juin, c'était mon 20 ème anniversaire, ce n'était pas un jour à fêter. Pour
quoi donc? ! Le mois de Juillet se passa sans rien de mentionnable si on fait
abstraction du mauvais temps dans la nuit du mardi 17 Juillet. La tempête fut si
forte que nous sommes tous sortis de nos tentes malgré la pluie pour empêcher que les
tentes ne s'envolent, en maintenant fermement les câbles des tentes.
Mais le mois d'août allait être caractérisé par quelques évènements particuliers,
surtout le lundi 6 août. Dans le camp courut la nouveauté de la chute de la première
bombe atomique, mais nous ne savions pas où. Et le jour le plus pénible de notre destin
se rapprocha de nous. Tous ceux d'entre nous qui étaient du camp 7 (Kaiserlager) furent
rassemblés et on nous fit savoir que dorénavant, nous ne serions plus autorisés à
travailler dans le service du ravitaillement.
Comme justification, on a dit que la plainte était venue du chef de camp allemand d'une
autre cage que nous faisions venir au camp 7, donc à notre propre camp, plus de miches de
pain qu'aux autres camps. Le fait était que, généralement, nous mettions deux miches de
pain en plus de ce qui était permis dans tous les sacs de papier. Dire des sacs qu'ils
allaient seulement au Kaiser-Lager 7 avec plus de miches n'était pas du tout possible,
étant donné le grand nombre de sacs lorsqu'on pense qu'il s'agissait bien tout de même
de 50.000 prisonniers ou plus. Après notre exclusion, le nombre de pains a certainement
été plus correctement observé, donc moindre pour tous. Ce ne fut pas la première fois
et la dernière non plus que c'était un camarade allemand qui nous a traîné dans la
boue.
Cela devait se répéter une troisième fois en 1948 ! Ceci n'est pas une expérience que
je fis seul. Hegesweiler me raconta, de retour au pays, qu'un adjudant chef de
première classe allemand a exigé de lui qu'il donne des couvertures de laine provenant
des stocks de son camp. Comme il refusait, en peu de temps, il fut relevé de son poste au
camp1et muté à la détection des mines à Nantes (Loire). Il vaut la peine de mentionner
que la cohésion entre les frères d'armes de Roumanie internés avec nous dans le même
camp était autrement admirable. Il est vrai qu'il n'y en avait pas beaucoup, pourtant les
Roumains étaient inséparables. On pouvait dire : "un pour tous, tous pour un".
Chacun se mettait vraiment en quatre pour l'autre.
"La ration famine"
Donc, le 11 août, je fus à nouveau mis à la ration famine. Je me souviens que du
pain immangeable nous fut distribué à cette époque là. Les miches étaient pourries
parce qu'elles étaient complètement moisies. Si jamais on laissait tomber un pain de ce
genre là, il y avait un nuage de poussière dans des couleurs allant du noir intense à
toutes les couleurs de l'arc-en- ciel. Pourtant, la faim était si grande qu'on ne pouvait
pas se permettre de jeter le pain abîmé. C'est ainsi que nous eûmes l'idée d'émietter
les miches et, en y ajoutant de l'eau, de les bouillir aussi longtemps qu'il fallait pour
que naisse un bouillon sombre couvert d'écume
Ensuite, l'écume était puisée à la louche jusqu'à ce que le bouillon se fût épaissi
sans écume. Mais celui-ci était alors encore partagé correctement. On avait bien
toujours faim et cette sombre bouillie était donc aussi avalée tout de suite. Comme
j'étais moi-même encore bien en possession du vieux "laisser-passer" du
camp, mon camarade de tente et ami Karl Möhl me proposa une idée salvatrice.
Contre le consentement, par exemple, d'un kilo de pain et d'une livre de graisse, il se
procura une paire de vieilles chaussures de nos autres camarades. Mais celles-ci devaient
être désormais vendables et être ensuite proposées par moi aux gardiens français que
je connaissais encore. Donc, il s'agissait d'abord de faire du neuf avec du vieux.
Cela se passa de la façon suivante: l'emballage d'outre-mer des marchandises américaines
comme, par exemple pour les rations "C", était constitué de cartons plongés
dans de la cire. On en enlevait ensuite tous les deux la cire en la grattant, et puis on
faisait fondre celle-ci en la mélangeant avec la suie du tuyau de poêle pour obtenir une
pâte noire. L'intérieur de la chaussure encroûté était d'abord raclé avec un éclat
de verre jusqu'à ce qu'il ressemblait à de la peau de chamois. S'il manquait en plus un
clou (les troupiers allemands portaient bien des "cloutés"), on se chargeait
d'en trouver un pareil ou même le nombre des clous qui manquaient contre l'assurance d'un
échange. La tâche de Karl était alors d'insérer les clous dans les trous qui
étaient encore ouverts dans les semelles de la chaussure nettoyée à fond. En dernier
suivait la suture du cuir du dessus, qui était souvent déchiré, avec de la pâte de
cire noire.
Polie, emballée dans du papier, c'était ensuite ma mission. Je réceptionnais la
marchandise et je l'échangeais grâce à mon "laisser-passer" encore valable du
camp 7 dans le milieu des soldats de garde que je connaissais. C'est à dire que Je
pouvais même me rendre jusque dans les autre cages. C'était là que commençait le
marchandage pour le prix en faisant strictement attention à ce que, lors de l'expertise
des chaussures, le soldat français ne puisse prendre la chaussure en mains ou ne jamais
même la courber avant que je n'obtenais la marchandise échangée et que je ne m'étais
éloigné.
Mais, grâce à quelques connaissances de la langue française, j'ai toujours réussi,
dans l'échange, à obtenir tant de denrées alimentaires en plus que, non seulement notre
responsabilité en face des autres camarades sous-traitants pouvait être assumée, mais
Karl et moi en arrivions lentement à nous entasser une ration de secours de pain sec et
c'est pourquoi on n'avait pas nécessairement besoin de la ration famine du camp.
L'aide de la Croix rouge
Internationale
Notre situation fut de plus en plus améliorée par un soutien sans précédent réussi
par l'I.R.K. (Internationales Rotes Kreuz) (Croix Rouge Internationale). Les 18 et 19
août, arrivèrent à la distribution, des gâteaux Bahlsen, de la confiture, des
lebkuchen, du fromage, du tabac, et des cigarettes. Ce fut pour nous tous un évènement
ressemblant à Noël même si les quantités par tête étaient bien entendu modestes.
Pendant de longs mois et de longues années dans les camps de prisonniers, à côté de la
faim, des "rumeurs" faisaient autorité en réapparaissant toujours, de temps en
temps, chez les prisonniers pour les déprimer ou les décourager. C'est-à-dire qu'on
parlait sous cape de libérations prochaines, de transfert dans un camp plus proche du
pays, de visites imminentes du camp par l'IRK(113), avec l'espoir d'améliorations de vie.
De plus en plus, la rumeur qui s'est faufilée à partir de la mi-août dans le camp de
Rennes, de tente en tente, c'était qu'un transport de prisonniers devait avoir lieu vers
le Sud de la France. On devait y être affectés dans les vignobles, les magasins de
poissons, l'agriculture. Il devait y avoir quelque chose de vrai là-dedans! Cela ne
pouvait pourtant pas être des mots d'ordre de chiottes, car y avait-il un meilleur indice
d'assurance que d'apprendre que même des membres de la police du camp ou même
"l'homme de confiance" de la cage s'étaient volontairement déclarés pour le
transport vers le sud.
Il était donc inévitable que tous ceux de la tente des anciens rationnés se
déclaraient également près du chef de camp (les chefs de cage étaient toujours des
Allemands sans distinction!) volontaires pour le transport vers le sud de la France et
qu'ils y fussent aussi rapidement acceptés. Le transport devait encore démarrer avant
fin août et c'est ainsi que je me suis vite procuré au marché noir un imperméable
d'occasion O.T., car depuis ma capture comme prisonnier, je ne possédais plus de manteau.
Pour ne pas courir le danger qu'on m'enlève celui-là lors de la prochaine fouille, j'ai
écrit au moyen d'un pochoir en carton et de dentifrice, en utilisant celui-ci pour la
couleur, en grands caractères, les lettres "P.G." (Prisonnier de Guerre) sur le
dos du manteau.
Le lundi 27 août arriva, le jour où, deux ans plus tôt, j'étais devenu soldat et, le
lendemain, le 28, il s'agissait pour moi et beaucoup d'autres camarades d'emballer nos
nippes et d'aller de nouveau à l'intérieur du camp de Rennes pour être chargés dans un
train de marchandises avec des wagons ouverts. Où allait-on nous emmener? Qu'est-ce qui
pouvait bien nous attendre au sud? l'espoir que cela irait désormais mieux pour nous.
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