Jean Courcier déporté à Mauthausen
et Gusen II
"Ceux qui en sortiront, il faudra qu'ils racontent".
Né le 4 février 1921 à Bonnemain en Ille-et-Vilaine dans une
famille modeste. Il n'a pas connu son père. Il obtient son brevet industriel
et son CAP d'ajusteur tourneur à l'École pratique d'Industrie de
Dol-de-Bretagne.
Il est embauché dans les ateliers de construction de la SNCF
en septembre 1937 à 16 ans. Il adhère à 17 ans aux Jeunesses communistes.
Ses premiers actes
de résistance et son arrestation
Avec Henri Bannetel et Le
Herpeux, des étudiants en médecine, il imprime le premier tract anti
allemand, en décembre 1940 qui sera distribué chez les étudiants et les
ouvriers de la SNCF. Lors de la visite de Borotra, ancien joueur de tennis
et ministre du maréchal Pétain, il peint sur les murs des ateliers,
rue Pierre Martin"A bas Laval" et une croix de Lorraine. Il participe à la
destruction des étiquettes de wagon de marchandises en partance pour
l'Allemagne.
Au mois d'août 1941, il est arrêté avec 8 autres jeunes
travaillant tous à la SNCF par la police française(La SPAC, service de
police anticommuniste). Après avoir été interrogé à la Préfecture, il
est conduit menottes aux mains à la prison Kergus
Le 13 septembre 8 jeunes
communistes sont traduits devant la Cour d'Appel, section spéciale "pour détention et de
distribution de tracts communistes, tendant à la reconstitution du parti
dissous, par adhésion et versement de cotisation." Les peines sont lourdes: de 4 ans à 1 an de
prison. Un seul est acquitté. 6 seront déportés par la suite en Allemagne.
René Piguel décédera en déportation.
Le procès
Les prisons françaises
Transférés quelques jours plus tard dans une prison du Mans
puis trois semaines après, à la centrale de Poissy:
"C'était terrible comme centrale , incroyable:
interdiction de parler,, interdiction de fumer... On nous habille , des gros
sabots sans chaussettes, un béret, chemise à rayures rouges, des chaussons
faits maison et un chiffon autour du cou, appelé cravate, un caleçon et une
musette sur le dos, le bagnard quoi."
Georges Neveu, 40 ans, un camarade de Fougères qui ne
faisait pas partie de notre groupe dit un jour au réfectoire:"Oh! c'est
dégueulasse cette pitance" et il la donne à son voisin.
Et hop! quatre jours de pain sec: ce geste est considéré
comme un trafic.
René Prey a eu 60 jours de mitard, parce qu'il était allé
aux WC sans demander. Ce n'est pas le gardien qui l'a puni, c'est le
sous-directeur qui a décidé de la peine. C'était extrêmement dur. Il était
en en quartier disciplinaire, la prison dans la prison, gardé pour un prévôt
de quartier, qui avait tous les droits sur les détenus. Ils les tabassaient
en arrivant, leur donnant la gamelle qui voulait. Heureusement, Prey a été
soutenu par les douaniers, mais il en est sorti vraiment très maigre.
Le 20 septembre, le jour de Valmy, nous quittons Poissy
pour la prison de Melun, en chantant l'Internationale. et la Marseillaise."
Il tente de s'évader avec des camarades le 22 novembre, mais
l'alerte est donnée. Il rentre dans sa cellule. Il est ensuite transféré à
Chalons-sur-Marne. Sa peine se termine. Le 3 avril, ses vêtements civils lui
sont remis. Il descend de sa cellule pour être remis à deux feldwedels
(gendarmes). Il est emmené à Fontainebleau puis est dirigé sur le camp de
Romainville.
Dernière lettre écrite avant son départ en
Allemagne
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Le 6 avril 1944, il part pour l'Allemagne avec 1500
prisonniers
Jean Courcier glisse un billet à
travers deux lattes du wagon au départ de Compiègne pour
l'Allemagne. Ce billet est retrouvé par un cheminot qui
l'expédie à sa mère,
Mme Suzanne Guillas.
Aux besoins d'un Français patriote - Leparoux avec moi.
Mme Guillas 16, avenue A.-Briand Dol (Ille-et-Vilaine) Pour un prisonnier politique déporté en Allemagne, si possible mettre
enveloppe. Merci.
Chère maman - grand-mère
Sommes dans des wagons à bestiaux, 90 détenus, ce n'est pas tout ce qu'il y
a de confortable. Avant de partir nous avons touché 10 cm de saucisson et 1
boule de pain. Pour combien de jours ? Nous en savons rien. D'après certains
bruits nous allons à Weimar. Je suis avec des copains communistes et le
moral est fameux. J'écris sur une vieille planche comme je peux et ai ma
grande couverture avec moi. Comme vêtement, je les ai toujours sur moi. Ai
expédié colis, regardez dans ma musette blanche — et ma valise va me suivre.
Donc chers parents ne vous en faites pas pour moi. Je pense que vous pensez
à moi et attendez avec patience la fin de la guerre. Vous n'avez pas de
nouvelles de Jeannot et Jean et de tous les amis de Paris que j'espère
revoir bientôt — Avec mes plus affectueux baisers chère maman et grand-mère
et Raymond je vous quitte plein d'espoir bientôt parmi vous au grand air.
Bonjour à tous les amis de Dol. Mille baisers Jeannot.
(Leparoux Alphonse était un cheminot de Dol-de-Bretagne, non revenu) |
La déportation
Gusen I
"Mis en quarantaine depuis notre
arrivée au camp central de Mauthausen (convoi du 6 avril 1944) c'est le 8
mai qu'un groupe de détenus est désigné pour Gusen 2.
Étant du nombre, Manuel le "Block friseur" espagnol qui sympathise avec les
Français me dit : « C'est très mauvais. » IL me donne un morceau de papier
où il a écrit "Buenos camarade" (qui me vaudra une bonne raclée par la
suite).
Le chef de bloc s'appelle Fernand, un Espagnol lui aussi. Un autre convoi
part pour Melk, eux auront plus de chance.
Nous partons dans un camion qui nous transporte d'abord à Gusen 1 où nous
passons deux nuits dans les combles d'un vieux bâtiment en pierre avant
d'être dirigés vers Gusen 2, tout à côté. Apparemment le camp est en
construction et les premiers jours nous installons des châlits et y mettons
de la paille. Entre les baraquements c'est un bourbier, à part l'allée de
sortie du camp qui mène à un simple portail grillagé gradé par des "posten".
Nous faisons connaissance avec les "kapos", genre débiles mentaux qui
matraquent pour un rien. Ce sont surtout des Polonais et des Allemands.
Ils nous emmènent à côté d'un grand concasseur à Gusen 1 pour y chercher des
pierres que nous déversons entre les baraques, et nous font faire des
corvées pour aménager le camp.
Un matin, ce fut à mon tour d'être intégré, après l'appel, dans un commando
qui avec tous les autres prend la navette pour "San Gorgen" où se trouve la
fameuse usine souterraine. Fini le bricolage au camp. En passant le portail,
le kapo polonais annonce : « Commando Bora 41 Haflingen », et nous allons
vers le train qui nous attend (des wagons découverts). Notre équipe est
chargée de pelleter les gravats des marteaux piqueurs. Nous les jetons sur
un tapis roulant qui remplit les wagonnets que nous poussons ensuite vers
l'extérieur. Nous respirons mal avec le bruit, la poussière, les fuites
d'air comprimé et la puanteur, c'est l'enfer ! Le Polonais nous surveille en
fumant. J'ai la frousse que la montagne ne s'écroule sur nous, malgré le
boisage des galeries effectué par des spécialistes autrichiens.
Le soir la navette nous ramène au camp complètement épuisés. Seule
satisfaction nous avons un pain pour trois alors que d’autres le partagent
en quatre. Mais je n’y reste, par chance, que trois jours.
Kommando Kippen
Un matin, après l’interminable
appel et la grande bousculade pour la formation des commandos, un Kapo me
met d'autorité dans son groupe malgré mes protestions, je cherchais le mien.
Il lui manquait un homme juste au moment de franchir le portail de sortie du
camp. Tête droite et découverte, bras collés aux cuisses pour être comptés
j'entends le kapo crier : « Kommando Kippen 31 hafling », nous sortons vers
la navette. Ouf ! J'avais tellement peur d'être reconnu par le kapo d'hier !
A trois cents mètres de là, c'est l’embarquement dans les wagons découverts.
A coups de crosses nous devons nous y accroupir serrés, pour le court trajet
qui nous sépare de l'usine. Ce sont de jeunes Ukrainiens enrôlés dans
l'armée allemande qui nous tassent.
Comme tous les matins, arrivée à Saint-Georges, la navette déverse ses
hommes rayés et c'est encore la cohue pour retrouver son commando. Certains
paniquent, l'ordre de la matraque sévit. Nous nous alignons derrière le kapo
que je n'avais pas perdu de vue durant le trajet. En tournant le dos au
tunnel, aux habituels commandements, Links, Zwei, Drei, Vier... Links, Zwei,
Drei, Vier, nous longeons une voie ferrée étroite sur une immense dune de
sable.
Après avoir fait à peine cent mètres, le kapo après un juron contre les "Germanskis"
se met à scander : « ras dva, ras dva, ras dva » et « Stanovice po piat »
(en rang par cinq, 1-2,1-2,1-2) ; nous étions dans l'armée rouge.
Je m'aperçois être le seul
Français du groupe ; tous ont les lettres R ou SU sur leurs matricules comme
le kapo lui-même, et cela m'inquiète beaucoup. Mais le soleil qui commence à
briller me rassure, je ne serai plus sous terre.
Quel changement avec les souterrains d'hier ! Et nous marchons seuls sans
gardien apparent. Au bout de la voie ferrée un "meister" civil et un "posten",
fusil sous le bras, nous attendent. Chacun en habitué prend une pelle, une
pioche ou une perche en bois. A mon grand étonnement certains s'assoient sur
le sable, d'autres se réchauffent en battant les bras où se frottant
mutuellement le dos, car les matins sont froids là-bas, il faut attendre 10
heures pour se réchauffer au soleil. Ils parlent beaucoup, c'est pénible de
ne rien comprendre.
Les regards sont tournés vers le tunnel. J'inspecte les lieux, nous sommes
sur une longue dune de sable qui domine des champs cultivés, une famille à
deux cents mètres de nous travaille dans un champ que le sable envahit de
plus en plus. Au loin, l'orée du bois et des bâtiments, sans doute leur
ferme.
C'est au cri de "Paravoz
idiot" que tout le monde est debout (la locomotive arrive), je
n'aperçois qu'une fumée au loin. Ils sont vigilants et ont intérêt à
l'être car parfois sur la locomotive arrive en même temps un SS qui
vient inspecter le commando.
Par la suite, quand il fait beau, il vient à pied accompagné de l'oberkapo
Asturias, un des rares Espagnols qui s'est vendu aux SS. Mais
l'équipe est aux aguets, même le "meister".
Aussitôt le convoi arrêté, avec les
perches, les wagonnets sont décrochés, basculés et vidés dans le
remblai. Après le départ du convoi le sable est aplani, pour pouvoir
riper la voie deux ou trois fois par jour, au bord de la dune avec
nos leviers. Le kapo Michka n'est "opérationnel" que quand le SS est
présent ou quand le "meister" se fâche et se met à hurler face à
l'inertie dans le travail de ses trente "ouvriers". En effet,
c'était celui qui en ferait le moins, je m'en suis tout de suite
aperçu et vite j'ai compris leur "Pomalo roboté" (travail
doucement). Mais il fallait bien que les wagons se vident, alors
Michka faisait son cinéma en nous secouant avec son "Goumi". Il
allait même parfois jusqu'à s'excuser ensuite de ses brutalités (du
jamais vu !...). Le train vidé, nous nous retrouvons assis et
toujours guettant l'apparition d'une nouvelle fumée. |
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Dessin de Bernard Aldebert
montrant le kommando Kinpen sur la dune |
Parfois, pour notre plus grand
bonheur elle se faisait attendre, c'est là que le meister autrichien criait
: « Rouski ein lied ». Alors un chant à plusieurs voix se faisait entendre
sur la dune dirigé par le kapo, certains sifflaient ou frappaient dans leurs
mains. "Le posten" écoutait ainsi que la famille paysanne et leurs deux
enfants. Quel étonnement d'entendre ces trente gaillards blonds, bruns,
jaunes aux yeux bridés venus de régions si différentes, et dans ce contexte,
donner une telle leçon d'humanité. Eux, les rescapés d'une guerre terrible
qu'ils subissaient depuis quatre années. Ils me raconteront plus tard que
villages incendiés, pillés, les habitants pendus, les prisonniers exterminés
par l'armée nazie ; j'écoutais sans trop les croire, hélas ! c'était encore
en dessous de la vérité. Moi qui, depuis trois ans étais dans la chiourme,
j'avais oublié que la vie c'était aussi ça, le chant, la musique, ils me le
rappelaient eux qui pourtant n'étaient pas des tendres et ne "tricotaient
pas dans la dentelle" comme on dit. C'était un moment de revanche sur la
barbarie qui nous entourait.
Hélas ! souvent une nouvelle fumée interrompait le concert et de nouveaux
wagons se présentaient à nos pelles et nos perches pour les vider. Les jours
où nous avions eu ces longues poses, quand nous retournions prendre la
navette pour rejoindre le camp, on pouvait voir les commandos du tunnel
transporter leurs morts, ficelés sur deux perches ; il y avait eu un
éboulement dans les "Stol". Le malheur des uns faisait le bonheur des
autres. Nous en avons fait la cruelle expérience.
L'hiver, le gel ou la neige
faisait dérailler les wagonnets. La machine patinait en remontant la dune,
malgré le sable lancé sous ses roues, pour notre plus grande joie. Car nous
allons le payer cher notre soleil d'été, les mauvais jours venants, c'est la
pluie, c'est la pluie, le gel et la neige qui nous agressent. Nous ne
portions pas de grandes capotes rayées comme je l'ai vu dans certains camps.
Le meister et le posten (de
vieux soldats de la Whermart, qui, vers le mois de mai, avaient remplacé à
l'extérieur du camp les jeunes SS partis sur le front russe) nous laissaient
faire un feu avec les déchets de planches trouvés dans les wagonnets. Sans
ce feu, le travail aurait été impossible.
A ['arrivée des trains, contrairement aux jours d'été, on se précipitait sur
le convoi pour le vider et retourner vite autour du feu. Michka avaient bien
du mal à nous en déloger, il se servait de son goumi et jurait tant qu'il
pouvait. L'usine n'arrêtait pas et produisait nuit et jour des pièces
d'avion. Les souterrains s'agrandissaient et la butte de sable grossissait
chaque jour. Le soir, on croisait l'équipe de nuit qui venait nous relayer.
Nous échangions quelques mots à propos du pain, de la soupe qui nous
attendait dans l'infernal camp "Gusen II". Nous les informions où étaient
cachés, dans le sable, de vieux pull-overs dénichés je ne sais où et des
sacs de papier ciment (strictement interdits) que l'on mettait contre le
froid.
Cette deuxième équipe n'était composée, comme la nôtre, que de Soviétiques.
Comment s'étaient-ils débrouillés pour être ensemble ? Au camp, ils étaient
aussi mal vus que les juifs polonais et hongrois arrivés en mai. Pourtant,
fin août, deux autres Français furent intégrés au commando. Mon copain de
paillasse Jacob Toussaint, Breton comme moi, et Christian Brignot, un gars
de la Côte-d'Or. C'est ce qui a donné l'idée à notre mélomane de meister de
nous faire chanter tous les trois. Car la chorale continuait même la nuit
autour du feu. A notre honte, nous n'avons pas été capables d'en "pousser
une". Heureusement, Christian, le Dijonnais, avec sa belle voix de basse et
ses airs d'opéra, a su sauver notre honneur ! Mais le brave n'a pas résisté
aux conditions de vie qui nous étaient faites. Il n'a jamais revu le n° 1
rue de la Côte-d'Or où il habitait avec sa femme et ses deux enfants.
Certains jours, il n'y avait pas de train pour nous transporter à l'usine,
alors nous faisions le trajet du camp à San Gorgen à pied, ce qui accentuait
notre fatigue. On pouvait presque côtoyer les habitants du village, leurs
enfants, qui parfois nous jetaient des pierres en riant. Jamais un geste de
sympathie de leur part. L'été, les fleurs, les légumes et les arbres de
leurs jardins s'offraient à notre regard avec envie. Pour eux, la vie
continuait. Que pensaient-ils de nous, avaient-ils peur ?
Ces jours-là, autour du feu, mes Russes sortaient de leurs chemises soit une
ou deux patates ou même une betterave et les faisaient cuire. En effet, ils
n'hésitaient pas à sauter dans un fossé pour récupérer ces précieuses
denrées. La solidarité fonctionnait dans le commando. J'ai le souvenir de
Chourabora, un solide gaillard qui avait eu l'idée "d'échanger" ses galoches
avec celles d'un "Stubendienst", beaucoup plus belles comme il se doit.
Surpris par le chef de bloc, ils l'ont, à eux deux, tellement tabassé que
c'est dans les lavabos (les washrums) qu'il a été jeté avec les morts
habituels de la nuit. Récupéré par Michka et ses copains, il a pu subir
l'appel du matin et passer le portail avec le commando pour prendre la
navette. Pendant quelques jours, avec l'accord du posten qui nous comptait
sans arrêt, il est resté allongé dans la cabane du master sans travailler, a
repris des forces et s'en est bien tiré. Mais il revenait de loin.
Comme les autres, seul étranger dans leur groupe, je profitais de leur
solidarité et même de leurs larcins et suis devenu le "Malyï Frantsouz" (le
petit Français). Bien accepté aussi, parce que sous mes deux matricules
(62208) et dans le dos, j'avais une cible rouge de cousue (la gestapo
française avait fait son travail), un des leur portait les mêmes
décorations. Plus tard, j'ai su que nous n'étions que deux Français à Gusen
I et II à être marqués de la sorte. L'autre copain s'appelait Martel, je ne
l'ai jamais vu. Les paysans travaillant près de nous le savaient par le
civil autrichien, et, curieusement, le soldat qui nous gardait à leur
demande criait : « Franzose come. » Je descendais la dune de sable pour
prendre la brioche que me tendait une des deux enfants et l'engloutissait
aussitôt. Ils ont renouvelé ce geste plusieurs fois. La solidarité française
au camp fonctionnait aussi. Plusieurs jours après la distribution du pain,
un Français venait m'en apporté un morceau supplémentaire.
Est-ce mes cibles rouges sur le costume ou mon jeune âge qui m'ont valu ce
soutien ? Seul André Louvel, de Deauville, pourrait le dire, c'est lui qui
est désigné pour cette distribution. C'est un des rares, qui est des nôtres
aujourd'hui, à avoir tenu le coup dans cet enfer jusqu'à la Libération.
Aujourd'hui encore, j'ai une grande pensée pour lui.
Même avec un feu de bois sur la butte de sable, nous n'arrivions pas
toujours à sécher notre veste et nous rentrions dans nos blocs. Le matin, on
subissait l'appel avec des vêtements humides et il fallait reprendre la
navette et le travail dans cet état. Les nuits étaient coupées par des
contrôles de poux (läusekontrolle). Aux distributions de soupe, on nous
alignait à coup de louches. Le partage du pain le soir (le couper en quatre
sans couteau) tournait en bagarre. Malheur si une alarme survenait lors de
la distribution, la lumière s'éteignait et c'était la ruée sur celui qui
tenait la boule.
Les Russes étaient les maîtres dans le trafic de nourriture ou les échanges
divers, ils risquaient beaucoup. Cela leur valait des bonnes trempes de la
part des kapos et ils reprenaient souvent le travail la tête bien amochée et
parfois même on ne les revoyait plus du tout, remplacés aussitôt par
d'autres. La main-d'œuvre ne manquait pas ! De toute l'Europe arrivaient les
hommes raflés par la police du grand Reich qui se rétrécissait tous les
jours. Ils remplissaient les vides dans les camps de concentration, ceux qui
partaient en fumée. La nourriture se faisait rare, la soupe plus claire et
le pain ressemblait de plus en plus à de la sciure de bois. Le travail lui
était le même.
Nos mains gercées et écorchées se brûlaient au contact de l'acier gelé des
wagonnets qu'il fallait pousser. On avait du mal à tenir la pelle. Des
trente et un déportés du commando de mai 45, il n'en restait que quatre en
novembre, dont moi. Seul un éboulement dans les Stol où un incident au
convoi nous donnait quelques répits autour du feu. Là, en essayant de nous
sécher, on rongeait un morceau de charbon de bois, cela calmait la faim et
surtout nos diarrhées fréquentes. Nous en apportions aux copains malades.
Ceux qui venaient remplacer les éclopés arrivaient souvent avec des costumes
neufs, nous qui avions les mêmes haillons depuis des mois, c'était souvent
une source de trafics dont, malheureusement, ils subissaient les
conséquences.
Nous dépérissions sans nous en apercevoir. J'avais des furoncles au cou et
sous les bras, les chevilles enflées, mais le moral quand même. La guerre ne
devait-elle pas finir bientôt ! Les papiers de ciment sous la veste, le feu,
la solidarité n'y ont rien fait. Christian Brignot et Jacob Toussant (mon
copain de lit) sont partis les premiers comme malades du "Revier". Dans les
blocs, devant l'afflux de déportés, on nous a mis à trois par lit. Les nuits
étaient infernales, avec la barrière des langues, les disputes ou bagarres
étaient monnaie courante. C'est ce qui est arrivé une nuit où je tentais de
dormir avec deux inconnus sur ma paillasse. Le kapo arrive pour nous faire
taire et, en prenant une planche de lit, tape sur nous trois ; mais en
voyant les cibles rouges sur mon costume, c'est le "cochon de Français" (schweine
Franzose) qui prend tout. Mes furoncles saignent et je n'ai que la queue de
ma chemise pour m'essuyer. Quelle nuit!
Le matin, mon matraqueur polonais vient me dire qu'après l'appel, je dois
revenir au bloc. C'est l'angoisse ! Pour quoi faire ? A-t-il eu, ce sauvage,
une lueur d'humanité ? Je me retrouve avec une quinzaine d'autres malades ou
éclopés dans un convoi qui part au camp central à quelques kilomètres de là.
Aussitôt, la grande porte franchie, nous descendons le petit escalier tout à
côté pour prendre une douche qui, cette fois, est bonne et calme mon
angoisse. Après avoir enfilé une chemise et un caleçon propre (depuis sept
mois j'ai les mêmes) c'est au "Revier" que l'on nous emmène. C'était le 26
novembre 1944, au "Russen Lager" où j'ai rencontré J. Coquelet, cheminot de
Rennes.
Le bloc dégage une drôle d'odeur
mais allongés comme on peut, sans travailler, on ne sent pas les morsures du
froid. C'est déjà bien. Le lendemain, on incise mes furoncles (j'entend le
mot carbonculose) ils me les recouvrent d'un pansement en papier. Les quinze
jours passés au "Revier" furent atroces vu l'ambiance de mort qui y régnait.
Nous avons subi une désinfection, où, tout le monde dehors, sans vêtement,
attendions la fin du gazage du bloc et de nos chemises. Nus dans le froid en
faisant la "pelote" combien y sont restés s'évanouissant doucement sur le
verglas... Mes plaies à peine cicatrisées, un matin on appelle mon numéro
pour retourner en quarantaine. Il fallait des "spécialistes".
Mödling, fabrique souterraine
d'avions à réaction:
(Témoignage)
Je suis désigné pour partir à
deux cents kilomètres de Mauthausen, à Mödling, dans une fabrique
souterraine qui construisait le prototype du Heinkel HE 162, d'un des
premiers avions à réaction au monde.
Adieu mes Russes et leur kapo Michka à
visage humain. Il m'avait, sans le savoir, sauvé la vie en m'intégrant
brutalement dans son groupe, m'évitant ainsi de retourner dans le tunnel au
commando "Bora". Un bon kapo pourtant ses amis soviétiques, très
nationalistes, lui promettaient de lui faire un mauvais sort, la guerre
terminée. Que sont-ils devenus ? J'ai souvent sur ma paillasse du "Revier"
pensé aux sept mois passés ensemble.
C'est le 22 décembre l944 que, tous habillés de neuf, nous quittons la
forteresse à pied pour prendre un train de voyageurs en gare de Mauthausen.
Nous sommes vingt, bien encadrés qui encadrés, qui
montons tout étonnés avec des voyageurs ordinaires. Ils nous regardent
plutôt tristement. Par
les vitres, on voit la campagne enneigée, les fermes et les habitants ; nous
ne sommes plus en
camp de concentration et roulons vers l'inconnu. Cela dure la journée
entière, avec beaucoup d'arrêts.
Le soir un camion découvert nous fait traverser Vienne, la capitale disent
certains, et en pleine nuit nous arrivons dans un petit camp tout illuminé
par des projecteurs : c'est Mödling niché dans la montagne. Je ne le voyais
pas mais j'étais dans un piteux état.
Dès le lendemain, des Français sont venus me voir. La solidarité était bien
organisée dans ce camp et j'en ai bénéficié une fois encore. Je ne résiste
pas à l'envie de citer des noms d'hommes qui risquaient gros pour en
soulager d'autres : et je pense à Henri Le Maout un Parisien, à Jo Attia* un
gars né dans mon pays, à La Richardais à côté de Saint-Malo, qui m'apporta
la première gamelle de soupe de la solidarité, à Gilbert Cosson un ancien de
14-18 élu à Saint-Didier (assassiné lors de l'exode) et à Marcel Platz.
C'est grâce à eux que je m'en suis sorti. Je peux parler aussi de l'amitié
de deux jeunes, Auguste Chene, un marseillais, et Georges Charlier, nous
formions un trio inséparable qui a duré jusqu'au 5 mai à la libération de
Mauthausen. Georges, le Niçois, hélas ! est mort aussitôt après avoir
embrassé sa maman en arrivant en France. Il avait 23 ans.
Mais la nouvelle vie à Mödling c'est une autre histoire qui commence bien
mais qui finira par une sanglante marche forcée de deux cents kilomètres
pour rejoindre Mauthausen, du 1er au 7 avril 1945. Deux cents d'entre nous
seront enterrés sommairement sur les routes de l'exode et tous les malades
du "revier" assassinés avant de partir. Ils étaient 50.
Combien de fois ai-je entendu dire, surtout par les plus anciens : « Ceux
qui en sortiront il faudra qu'ils racontent.» Je leur dédie mon modeste
témoignage par ces quelques pages. Pour que nos enfants sachent ce qu'a été
le nazisme et où peut mener la folie des hommes. Il est vrai que cela
continue aujourd'hui.
Les "JUD"
Cependant, mon devoir de mémoire
est pourtant bien incomplet. Je n'ai pas parlé des juifs contraints toute la
journée à vider la fosse d'aisance avec des gamelles et des seaux. Ils
étaient dedans tous nus, les déjections leur arrivaient jusqu'à la ceinture.
Des enfants y travaillaient aussi. En faisant la chaîne ils vidaient leurs
seaux dans des citernes à deux roues. C'est le plus horrible spectacle que
j'ai pu voir. Peut-on avilir davantage un être humain ?
Ces juifs vivaient dans quelques blocs à part et étaient la cible
particulière des Kapos et hélas de certains détenus ordinaires. Un très
grand violoniste hongrois est venu un jour jouer au bloc n° 1, le lendemain
ils l'ont tué. Pourquoi ? parce que c'était un "Jud". Les "Jud" viennent
nous parler souvent dans notre langue ce sont des intellectuels pour la
plupart et il n'y a que les Français pour les accepter. Leur état plus
pitoyable que le nôtre, plaies purulentes, des marques de coups partout, ils
seront tous exterminés. Parmi eux de nombreux jeunes enfants. Le plus
incroyable était leur résignation et leur espoir d'en sortir bientôt.
Il faudrait écrire encore de longues pages pour décrire les interminables
appels qui se prolongeaient loin dans la nuit quand il manquait un ou deux
hommes. Il fallait, debout dans le froid, la pluie et le vent, attendre que
le compte de bagnards y soit, morts ou vifs. Souvent c'était un détenu que
les kapos retrouvaient épuisé dans un coin, pour lui c'était la fin. Il
arrivait parfois que tout le camp reparte au travail le matin en étant resté
debout toute la nuit dehors.
Quelques-uns d'entre nous tentaient de s'échapper et quand ils étaient
repris les kapos les attachaient à la portée du camp les laissant mourir
ainsi. A la sortie des commandos, l'ordre : "tête droite" était donné pour
les regarder avec leur pancarte : "nous voici revenus". Dans quel état les
pauvres ! Il s'agissait toujours de Soviétiques.
Il faudrait aussi raconter les réveils en plein sommeil pour faire un "lauskontrol"
où les kapos homosexuels se délectaient sur nos parties intimes. Décrire les
séances quotidiennes des "25 coups sur le cul" de ceux qui avaient "fauté"
(parfois 30 ou 40 coups de "schalgue"). Parler encore des orgies que nos
tortionnaires faisaient certains soirs avec leurs mignons dans leur chambrée
au bout de notre bloc. Ils se goinfraient et buvaient au son de l'accordéon.
Je n'oublie pas non plus les nombreux suicidés ; les "waschraum" (lavabos,
qui servaient de morgue avec tous les morts entassés que l'on enjambait pour
avoir un peu d'eau, quand il y en avait), ainsi que les chariots tirés par
nous, pour emmener tous les matins les morts au crématoire du camp voisin
Gusen I.
50 ans après
Il n'est pas étonnant que 50 ans
après, les nuits de ceux qui en sont revenus en soient encore perturbées.
Pourtant les SS et kapos, ces sous-hommes, n'ont pas réussi dans leur
entreprise d'avilissement. Bien au contraire, malgré nos conditions de vie
atroces, nous avons pu organiser clandestinement une solidarité qui a sauvé
la vie à beaucoup d'entre nous. La Résistance a continué avec une certaine
forme de sabotage dans le travail forcé dans les camps.
La solidarité a beaucoup compté. Des "tapes" amicales sur l'épaule, des
sourires, des poignées de main de la part d'inconnus ne parlant pas la même
langue, ça comptait pour le moral. Nous étions tous victimes du nazisme
allemand.
Certains osent mettre en doute ce que nous avons vu et vécu durant ces
années noires.
Effacer ce génocide, le nier, nous ne le tolérerons pas tant que nous serons
de ce monde.
Il faut que notre triste expérience serve de leçon à notre jeunesse.
Nous ne sommes pas aujourd'hui à l'abri d'une telle dérive où est tombé le
peuple allemand, pourtant un grand peuple comme le nôtre.
Si le monde d'aujourd'hui n'est pas le monde dont nous rêvions sur la place
d'appel du Camp de Mauthausen, une fois libres, c'est la démonstration que
la liberté, la démocratie et le respect des autres restent toujours à
conquérir et à préserver.
Puisse mon modeste témoignage, contribuer à lutter contre l'oubli qui serait
la pire des choses."
Jean COURCIER
* Il est devenu un truand célèbre après la guerre, avec le gang des
"tractions avant", Laffont, Loutrel et compagnie.
Autre source: (
ADIV) 167 J 35) |