Dans les geôles allemandes
Au lendemain de sa libération, Mlle
Paulette Tanguy, actuellement Mme Redouté, a fait parvenir à
Mère Saint André la lettre suivante qui passionnera toutes les
lectrices de l’annuaire.
Rennes, le 29 juin 1945.
Ma bien chère Mère, A mon arrivée en France, c’est à vous tout
d’abord que je m’adresse, afin de vous mettre au courant des
souffrances que nous avons endurées maman et moi, résultant de
notre activité dans l’armée secrète qui avait motivé, le 20
avril 1944, notre arrestation. C’est tout juste que vous en
soyez la première informée, vous qui avez été mon professeur et
mon éducatrice, et qui avez toujours su inculquer à vos élèves,
avec l’esprit du devoir l’amour de la patrie. Soyez assurée,
chère Mère, que j’ai mis vos enseignements à profit ; je suis
restée digne du pensionnat et n’ait pas failli à mon devoir. Le
20 avril 1944, à 2h 30 de l’après-midi, à l’arrivée du train de
Paris, deux camarades du BOA (service de parachutage d’armes)
descendaient à l’hôtel où ils étaient attendus par un chef de l’A.S.
(Armée Secrète) et par nous tous ; ils devaient nous donner les
directives du grand chef de Paris avec 18 messages de terrains
de parachutage dans la région.
Hôtel du Cheval d'Or où eu lieu l'arrestation du groupe de
résistants (Collection Anne-Marie Thomas)
Ces
camarades avaient eu à peine le temps de s’installer à table,
que trois miliciens, entourés d’une dizaine d’officiers de la
Gestapo, cernaient l’hôtel, puis pénétraient au café, revolver
au poing, mettant maman en joue et la poussant jusqu'à la salle
à manger où je me trouvais en compagnie de nos dangereux
pensionnaires. Au cri de « haut les mains » nous restons sidérés
; les hommes se voient imposer les menottes et tous nous prenons
la direction de la Gestapo rue Jean Macé ; nous étions 17. Là
nous sommes interrogés maman et moi sur notre activité dans la
résistance et sur nos relations avec les personnes arrêtées.
Naturellement nous nions tout ce qu’on nous reproche ;
malheureusement il n’en fut pas de même pour tous, plusieurs
hommes ont parlé, éclairant ces messieurs de la SD, c’est ainsi
que maman fut accusée de camouflage d’armes, d’officiers de l’AS
et d’alimentation des caisses de la Résistance. Quand à moi, ils
m’ont reproché d’être immatriculée à Alger, de faire la boîte
aux lettres, de servir d’agent de liaison et de fournir des
renseignements à l’armée. Comme vous le voyez ma chère Mère,
notre situation n’était guère enviable et moins que ça méritait
la fusillade comme nous l’a fait si justement remarquer le chef
de la Gestapo. Nous sommes donc restées dans ces bureaux jusqu’à
1h du matin où une camionnette nous à tous emmenés à la prison
Jacques Cartier.
Prison Jacques Cartier
Cette première nuit ne fut guère agréable ; nous avions du mal à
réaliser ce qui nous arrivait ; j’étais avec maman et la
caissière puis le lendemain matin, après la distribution d’un
breuvage infect surnommée café, et d’une soupe de choux aigre,
j’ai été séparée de maman et suis allée occuper la cellule 12,
au dessous de la sienne.
S.D. (Service de Sécurité de la Police allemande), au 10, rue de
Robien
Nous étions à 3 par cellule. Cette promiscuité continuelle avec
des étrangères est quelque chose de bien pénible. J’acceptais
toutes ces vexations allemandes comme des sacrifices que
j’offrais à dieu pour la France. Je craignais sans cesse que
maman fut maltraitée à l’interrogatoire, ayant vu et entendu de
pauvres camarades battus et martyrisés lors de notre
arrestation. Le 23 mai, au début de l’après-midi, la gardienne
allemande vient en compagnie du chauffeur de la Gestapo me
chercher pour aller à l’interrogatoire. Je pars vers 14h de la
prison, seule, dans une voiture encadrée par deux jeunes
miliciens, mitraillette au poing (je devais être dangereuse).
J’arrive au siège de la SD, le chef me conduit aussitôt dans son
bureau et là commence à m’interroger tout d’abord sur les
différents chefs de l’AS qui descendaient à la maison, sur les
relations que nous avions ensemble, de même que sur ma propre
activité ; ayant tout nié, j’ai été giflée et battue assez
violemment pendant ces cinq heures d’interrogatoire je serrais
fort le Christ que j’avais dans la main et priais Dieu ardemment
de me donner la force et le courage de ne pas parler. Je fus
exaucée. Puis vers 19 H, je pars de la Gestapo après avoir passé
par la chambre des tortures et séjourné une heure au cachot. Je
regagne alors ma cellule et essaye par tous les moyens de
correspondre avec maman afin de la mettre au courant de mon
interrogatoire, craignant beaucoup pour elle, maintenant que je
connaissais les griefs dressés contre nous. A son tour maman
part le 29 mai au tribunal et comme moi nie l’évidence même ;
elle ne fut pas battue, dieu merci, mais subit onze heures d’un
pénible interrogatoire. Après le gros bombardement du 9 juin
1944, au cours duquel notre maison a brulé, la gardienne m’a
mise avec maman dans la même cellule, imaginez ma joie de la
retrouver après un mois et demi de séparation (nous étions alors
quatre par chambrée) et depuis nous ne nous sommes jamais
quittées. Nous sommes restées ainsi jusqu’au 2 août, croyant
être délivrées par les Alliés, alors à quelques kilomètres de
Rennes. Ce jour même, à deux heures de l’après midi, nous voyons
une forte fumée au loin ; heureuse de sentir les Américains aux
portes de la ville, nous extériorisons notre joie comme nous le
pouvons ; cela ne dure pas longtemps car aussitôt une batterie
allemande qui se trouve derrière la prison commence à tirer ;
naturellement les Alliés ripostent, mais leur tir étant trop
juste, les obus tombent un peu partout sur la prison et les
environs ; c’est ainsi que prise de panique, ayant vu tomber un
de ces projectiles à deux mètres de moi, je m’arme avec deux
camarades du lit de fer, pour défoncer la porte ; maman s’était
réfugiée dans un coin pour dire son chapelet. Enfin le panneau
du bas saute et 4 à 4 nous descendons les deux étages pour nous
réfugier au sous sol, où nous retrouvons toutes nos camarades
délivrées, soir par les gardiens français, soit comme nous par
leurs propres mains, les Allemands ayant pris aussitôt la
direction des abris. Dans la soirée, le commandant nous ordonne
de rejoindre les cellules du rez-de-chaussée, restées intactes,
en attendant le soit disant ordre de libération qui n’est jamais
venu. Vers une heure du matin, nous entendons l’appel de nos
noms et après avoir reçu les vivres nécessaires pour le voyage,
nous nous rangeons cinq par cinq dans la cour de la prison ;
puis à travers les rues de la ville, nous atteignons la
Courrouze où des wagons à bestiaux nous attendent ; nous montons
40 par wagon avec 5 sentinelles. A 6 heures du matin, nous
quittons Rennes pour nous arrêter à Redon où nous sommes
royalement ravitaillées par la Croix Rouge et les équipes
nationales ; nous y séjournons toute la journée en pleine gare,
malgré de nombreuses alertes. Le soir vers 20 heures, nous
prenons la direction de Nantes-Doulon où la même vie que la
veille se renouvelle, stationnement en gare toute la journée,
alerte continuelle, les Américains rentrant à Rennes. Inutile de
vous dire ma chère Mère, que pendant ces alertes, l’une de nous
commençait la récitation du chapelet que toutes répondaient avec
une grande foi et sans respect humain.
La nuit, nous reprenons donc notre route, au lieu de rejoindre
Paris, vu l’avance des Alliés, nous suivons la Loire ; c’est
ainsi qu’après avoir traversé Angers, Saumur, etc., nous
échouons à Langeais. Entre Nantes et Angers, à
Saint-Marc-du-désert, en pleine nuit, le maquis nous attaque ;
les Boches répondent et après une heure de combat environ, où
les balles nous frôlent, car un maquisard est caché sous notre
wagon, nous enregistrons deux soldats morts et deux maquisards
tués. Entre Saumur et Langeais, en pleine campagne, le train
s’est arrêté, nous permettant d’aller chercher un peu d’eau dans
une ferme, pour notre toilette ; une de nos camarade voulant
profiter de l’arrêt du train pour s’évader est tuée à bout
portant par une sentinelle au pied de notre wagon. «Oh ! Bonne
mère, ils m’assassinent ! ». Telles furent ses dernières
paroles; 3 soldats ont creusé alors devant nous un trou de 60
centimètres pour l’enterrer et comme ils n’enfonçaient pas assez
vite, ils ont marché dessus et l’ont déchaussé, la traitant
comme une bête, et pourtant nous avions demandé au commandant
que l’abbé
BARRÉ (dit Beaumanoir), également prisonnier politique, dise
un « De Profundis » ; cette permission nous a été refusée, alors
nous l’avons dit entre nous en observant une minute de silence.
Dans l’après-midi, nous atteignons Langeais ; les ponts étant
coupés, impossible d’aller plus loin ; nous attendons dans nos
wagons la décision de ces Messieurs ; tout à coup, le son
lugubre des sirènes retentit ; aussitôt apparaissent, dans un
ciel limpide huit avions alliés venus mitrailler notre train ;
une de nos camarades arbore alors un drapeau tricolore de
fortune composé d’une veste rouge, d’un chiffon blanc et d’un
chemisier bleu. Un premier avion pique sur l’avant de notre
convoi et mitraille ; maman prend alors la chemise blanche d’une
brave femme de la campagne et l’agite frénétiquement, pensant
par ce moyen éclairer les aviateurs sur la contenance du convoi.
En effet après le rase-motte et la mitraillade du deuxième
avion, les six autres remontent au ciel sans tirer ; nous
l’avions échappé belle ; malheureusement nous avons eu à
enregistrer une quarantaine de morts parmi nos Noirs et Tommies
prisonniers de guerre et 70 blessés, dont Mlle Agnès de Nanteuil
qui mourut quelques jours plus tard, faute de soin. A la suite
de notre pétition pour gagner un endroit plus sûr, le commandant
nous fait sortir de nos wagons et ranger 5 par 5 pour traverser
la ville où un ancien baraquement de l’organisation Todt nous
abrite pour une nuit. Toute la population s’occupe de nous avec
sollicitude, ce qui excite nos gardiens, aussi assistons-nous,
entre habitants et soldats, à des pugilats qui risquent de
tourner au tragique. Le lendemain, des camions réquisitionnés
par nos gardiens nous conduisent à Saint-Pierre-des-Corps ; les
hommes suivent à pied. De cette gare, ou plutôt de ce qu’il en
reste, deux jeunes filles de notre convoi s’évadent, ce qui a le
don de mettre nos sentinelles dans une colère folle ; pour la
calmer, ils boivent plusieurs bouteilles de Cognac et tirent sur
n’importe qui. Cette nuit-là nous dormons dans un abri bétonné,
sous la garde de nos cinq lascars complètement ivres, pendant
que les parachutistes alliés descendent sur Tours. Le lendemain,
nous regagnons nos wagons après un repas substantiel de la
Croix-Rouge, puis repartons sur Vierzon, Paray-le-Monial, et
remontons par Montceau-les-Mines, Montchanin, Dijon, Dôle où le
maquis nous attaque à nouveau, plusieurs camarades profitent de
l’affolement général pour s’évader ; l’émotion passée, le train
se met en route péniblement pour Belfort où nous arrivons le 15
août vers midi. Nous recevons l’ordre de quitter le train et,
toujours cinq par cinq, nous atteignons le « Fort Hatry », notre
home pour une quinzaine de jours. La semaine suivante, une
quarantaine de nos compagnes sont libérées ; imaginez notre fol
espoir de croire pour le mardi suivant à notre libération
confirmée chaque jour par notre gardienne et les soldats. Hélas
! Une fois de plus nous avions cru dans l’Allemand ! Ce jour là,
au contraire, à 5 heures du soir, nous prenons la direction du
Grand Reich et, après six jours de voyage, sans boire ni manger
nous arrivons à Ravensbrück « camp de la mort lente ». Dès que
le train s’arrête, nous sommes assaillies par plusieurs
offizerin (gardiennes allemandes) qui, armées de la schlague et
du bâton, frappent sur nous de toutes leurs forces. Nous nous
regardons toutes et avons déjà compris ce qui nous attend ; mais
le moral reste excellent, car nous croyons la France libérée et
les armées alliées aux portes de l’Allemagne. Le soir de notre
arrivée au camp, se trouvait également un convoi de 1000
Varsoviennes raflées par suite de l’avance russe. Tenaillées par
une faim terrible, maman et moi sommes allées quémander un
morceau de pain aux nouvelles venues ; chacune de notre côté,
nous revenions quelques instants plus tard avec une tartine et
un bout de lard ; inutile, de vous dire avec quel appétit nous
avons dévoré ce frugal repas ; que de larmes nous avons versées
pour en arriver là ! Ayant couché toute la nuit dehors, le matin
nous gagnons les douches ; nous y entrons telles que nous
sommes, mais en sortons complètement dépouillées ; finis les
bijoux, papiers d’identité, vêtements, etc. nous revêtons
l’uniforme des bagnardes ; rentrées au bloc, empilées dans le
whasraum (réfectoire), nous demeurons un jour, deux jours sans
savoir ce qu’on attend de nous. Enfin, le troisième jour des
ordres viennent, naturellement en allemand (tant pis si l’on ne
comprend pas, cela permet aux « autres » de sévir davantage) :
Toutes au grand revier (infirmerie principale) Tel un troupeau
nous suivons les mauvais bergers du bloc 26 au bloc 2. Nous
voici tassées dans la grande cour. - « Déshabillez-vous. Vous
passez la visite du dentiste. » Quoi ! Se mettre toutes nues en
plein air ! Il fait très frais, pour ne pas dire froid (nous
sommes à 80 kms au nord de Berlin) et cela pour montrer nos
dents ? Il doit y avoir erreur. - « Mais non, nous affirme une
Alsacienne, il faut se mettre nues. Regardez les Polonaises,
elles ont déjà obéi. » Les pauvres femmes à qui nous sommes
mêlées se sont dévêtues et ont roulé leurs frusques en petits
paquets le long du mur ainsi qu’on l’a ordonné. Nous les
regardons avec des yeux agrandis de pitié et de peur.
L’avant-veille, elles n’étaient pas passées à la douche en même
temps que nous ; dans le bloc, sous leurs robes trop grandes,
leurs corps difformes se devinaient à peine. Maintenant, toute
l’horreur des privations et des mauvais traitements endurés se
manifeste. Pauvres corps squelettiques pour la plupart, au
ventre ballonné, chair ridée, meurtrie, tachée de cicatrices de
avitaminose, plaies purulentes, nauséabondes, abcès infectés car
non soignés, carcasses qui n’ont plus d’âge et dont on voudrait
s’écarter. Avec leur crâne, pour la plupart rasé, leur bouche
édentée, on dirait que ces figures grimaçantes nous narguent,
nous qui n’osons pas nous déshabiller. - « Los ! Los ! Schneller
!... » On nous frappe. Il n’y a pas à dire, il faut s’exécuter.
Même les grand’mères doivent s’y résigner. - « Place, place.
Approchez-vous, Serrez-vous. Achtung ! ». Les corps difformes et
purulents s’accostent aux nôtres pour laisser passer les S.S.
qui nous dévisagent d’un œil méprisant. Quelle humiliation !
Nous voudrions nous recroqueviller, être enfouies à dix pieds
sous terre ! Au lieu de cela, on nous ordonne : - «
Redressez-vous ! Achtung ! Achtung ! » Se mettre au
garde-à-vous, toutes nues, pendant deux ou trois heures, devant
ces hommes au rictus satanique, quel supplice ! Ce sont des
Françaises qu’ils se moquent surtout. De temps à autre, on
entend des bribes de phrases se rapportant aux Franzosins… et le
mot « Schwein » revient souvent. La pluie tombe. Ces messieurs
sont rentrés se protéger. On nous laisse debout bien entendu.
Enfin nous pénétrons dans un hall sur lequel débouchent
plusieurs couloirs aux fenêtres ouvertes. En plein courant
d’air, nous demeurons ainsi quelques autres heures, tandis
qu’une par une, nous défilons… devant le dentiste. Ouvrir la
bouche et la refermer en l’espace de cinq secondes : voilà en
quoi consiste l’examen dentaire. Que de fois, dans les jours qui
suivront, ne nous conduira-t-on pas à l’infirmerie, sous le
prétexte de prélèvements, d’analyses à faire, de fiches à
remplir. Et pourquoi ? Pour ne jamais soigner les malades ou les
infirmes, mais pour que, dans les archives du Grand Reich, on
trouve des dossiers qui prouvent de quelle hygiène, de quels
soins les prisonnières étaient l’objet. Monstres d’hypocrisie,
de cruauté, de barbarie ! Quelles preuves faut-il donc pour vous
confondre ? Des infirmières viennent dans les blocs pour les
pansements des galeuses, gale que j’ai attrapée par suite d’une
nourriture malsaine ; les rutabagas, les choux raves ou
cavaliers, souvent à peine lavés et cuits, sans sel, qui,
l’hiver, auront gelé avant d’être jetés dans les marmites, nous
affligeant d’une dysenterie terrible ; pain noir fabriqué en
partie avec de la farine de marrons d’Inde et roulé dans la
sciure de bois ; pain que des syphilitiques ou des tuberculeuses
aux mains crasseuses iront chercher et porteront par piles de
six sur leurs robes dégoûtantes. A notre arrivée, nous avons
séjourné douze heures environ à côté d’une tente aussi vaste
qu’un grand bloc, située entre les blocs 24 et 26 (ce dernier
devait devenir le nôtre dans la soirée). Les horreurs que nous
avons vues et entendues sous cette tente sont indescriptibles.
Elle servit réellement de bloc d’exécution ; elle fut le lieu
d’agonie et de mort des Juives hongroises déportées par milliers
par les Allemands, bien qu’innocentes. Je n’oublierais jamais,
étant présente à Ravensbrück à ce moment, ces convois inouïs de
malheureuses créatures ayant marché près de 500 kilomètres,
vêtues de haillons, nu-pieds pour la plupart, presque incapables
de se trainer : squelettes ambulants, fantômes dont l’aspect
horrifiant ne pouvait même plus nous arracher des larmes.
Empilées sous la tente, n’ayant pas la place de s’asseoir, ni de
s’allonger, elles demeuraient debout ou, les plus favorisées,
accroupies. Pour avoir été privées de nourriture ou avoir reçu
des aliments empoisonnés, elles amenaient avec elles une sorte
de choléra qui devait, en se répandant dans le camp, y causer de
grands ravages et provoquer la mort de plusieurs de nos bonnes
amies. Chaque matin, après la cérémonie de l’appel, pendant
laquelle nous étions debout, immobiles, plusieurs heures, les
pieds dans la boue et la neige, même par une température de
moins 32° cet hiver, les commandos, en rang, partaient au
travail, accompagnés par les S.S. et leurs chiens féroces,
dressés à mordre les prisonnières jusqu’à la mort si elles
s’éloignaient de quelques mètres. Le travail le plus pénible,
celui qui nous coûta le plus grand nombre de camarades, et
auquel je fus astreinte assez souvent, consistait, à 5
kilomètres du camp, à rester des heures enlisées dans la gadoue
jusqu’aux genoux pour assécher un marais. C’est là que j’ai
attrapé à une cheville un mal qui se guérit très difficilement.
Quelquefois le bruit courait au camp qu’un transport devait
avoir lieu (bruit d’ailleurs presque toujours fondé), il
consistait en ceci : un directeur nazi d’usine de guerre venait
au camp, en compagnie d’un adjudant S.S., chercher de la main
d’œuvre ; ils choisissaient celles qui avaient encore bonne mine
et presque à chaque fois les Polonaises et les Russes avaient
leurs faveurs, ce qui nous enchantait, car nous ne tenions pas à
quitter le camp, quoiqu’infernal, craignant de tomber de
Charybde en Scylla. Pour ma part, je rusais le plus possible à
chaque fois, ne voulant à aucun prix me séparer de maman. C’est
ainsi que cet hiver, je dus, en compagnie d’une camarade,
boulangère à Trédarzec, « piquer » des heures durant dans la
neige, devant le bloc 30, derrière les prisonnières tchèques,
polonaises et russes punies pour avoir parlé pendant l’appel.
Une autre fois, l’offizerin arrivait armée de la schlague dans
notre bloc, je passais par la fenêtre et allais me réfugier dans
le grabat de Madame
ROUXEL
de Lamballe, où je me sentais relativement en sécurité .La
deuxième fois que je la vis, c’était le 3 mars dernier, il y
avait transport pour notre bloc, je pris alors aussitôt le
chemin du bloc 24 où maman vint me rejoindre. Là Madame Roussel
me dit : « Ici vous ne craignez rien, nous sommes des condamnés
à mort et ne devons pas bouger du camp ».Je me suis alors
installée entre elle et maman ; pour m’occuper, elle m’a remis
une prière à lui copier. Nous devions toutes la réciter en cas
de danger de mort .Le soir, nous sommes retournées au bloc 26 ;
quelques instants après, on nous annonce que toutes les
condamnées à mort devaient partir immédiatement en Autriche dans
un camp disciplinaire ; ce que nous avons constaté depuis notre
arrivée, ayant enregistré la mort de plusieurs camarades.
Jusqu’à ce moment, n’ayant jamais cessé de prier Dieu avec une
grande ferveur, tous les matins pendant l’appel,
individuellement et tous les soirs en commun, à mi-voix, bien
souvent aussi dans la journée, dès qu’un danger quelconque se
présentait, j’avais toujours l’espoir de rentrer en France, de
revoir mon frère que nous avions laissé complètement seul, âgé
seulement de 15 ans. Lorsque le mardi –saint ,dans l’après-midi,
on nous annonce un nouvel appel ,il faut le subir complètement
nue, mais comme il fait très froid ,je garde mon manteau et
devant le bloc dans un garde à vous impeccable ,nous attendons
plusieurs heures le bon plaisir de ces messieurs .Tout à coup,
un ordre sonore retentit ,nous nous mettons en marche 5 par 5
pour défiler devant nos juges qui nous trient aussitôt ;les unes
retournent au bloc , d’autres sont mises à part pour les
Commandos de travail et les troisièmes sont bonnes pour le «
Jugend Lager ».C’est dans cette dernière catégorie que maman et
moi sommes dirigées . Il faut que je vous dise ce qu’était ce «
Jugend Lager » .Ce camp des Jeunes ,ainsi nommé parce qu’il
avait servi à abriter de jeunes hitlériennes incarcérées pour
des futilités ,devint le lieu des plus sinistres drames .Presque
tous les dimanches ,un médecin que l’on surnommait « le bourreau
» accompagné de l’Oberschwester (l’infirmière principale) venait
,avec une petite escorte et présidait à l’enlèvement des
prétendues condamnées .Les pauvres femmes , hissées dans des
camions ,pensaient qu’elles seraient mieux soignées dans le lieu
où elles se rendaient !Ce qui était le plus tragique ,c’était de
voir le marchand de bestiaux ainsi qu’on avait surnommé un
sous-officier S.S., tirer ,ou prendre souvent au hasard même
,des femmes dont la figure ne lui revenait pas ; parmi elles
,des femmes ayant atteint quarante ans , considérées comme
inutiles puisqu’ ‘elles avaient atteint cet âge .Que de
compagnes à cheveux blancs ou au visage ridé par les épreuves
,simplement aux jambes enflées par la fatigue ,se voyaient
désignées du geste et obligées de monter dans les camions se
rendant au « Jugend Lager ».Ce qui s’y passait restera une honte
pour l’humanité ,car il est inconcevable que des hommes et des
femmes , de quelque race qu’ils soient , accomplissent de tels
méfaits . Ce mardi-saint dans la soirée, le« Jugend Lager » vit
donc arriver des juives, des polonaises, des tchèques et
quelques centaines de françaises dont maman et moi faisions
partie. Connaissant la réputation de ce camp, nous abandonnons
tout espoir de libération. Nous pénétrons tous au bloc 6 .Le
lendemain, appel, puis triage à nouveau par le docteur ;
quelques-unes des nôtres accompagnant un gros contingent de
juives sont mises de côté pour la chambre à gaz, puis le four
crématoire. Celles qui restent prennent la direction du bloc 4.
Je vous avoue, ma chère Mère, que je priais Dieu sans cesse, lui
demandant de m’aider à mourir courageusement, ayant fait le
sacrifice de ma vie dès l’entrée au camp. Le Jeudi-saint,
journée calme ; nous attendons toujours la mort .Le vendredi-
saint, après l’appel, nouveau triage par le docteur .Cette fois,
180 de nos camarades dont la Mère Supérieure des religieuses de
Saint Vincent de Paul de Lyon, accompagnée de quelques-unes de
ses sœurs, passent à la chambre à gaz. Nous y échappons, maman
et moi, par miracle, ayant eu 2 compagnes choisies dans notre
rang. « Sursis de quelques jours » pensais-je, ne comptant que
sur l’armistice pour nous sortir de cette tragique situation. Le
samedi-saint, journée de prières entre nous. Le dimanche de
Pâques, je communiais spirituellement en union avec mon frère
qui devait accomplir au même instant son devoir de chrétien.
Vous ne pouvez imaginer comme l’on se sent près de Dieu à frôler
la mort de si près. Je revoyais alors toute mon enfance, ma
jeunesse au pensionnat ; toute cette époque de mon existence se
déroulait devant mes yeux. Le lendemain matin, lundi de Pâques,
après l’appel, toutes les françaises sont priées de rester à
leur place, les autres rejoignant leurs blocs respectifs .Maman
et moi nous nous regardons, craignant encore quelque chose de
mauvais ; pas du tout, l’offizerin arrive le sourire aux lèvres
nous annoncer notre libération. Je ne crois pas à un tel bonheur
et j’interroge plusieurs fois la gardienne pour m’assurer de la
vérité du fait, sachant par expérience le peu de crédit qu’l
fallait accorder aux paroles d’Allemand. Aussitôt, nous
remercions Dieu de cette nouvelle que nous jugeons miraculeuse
.Plus tard, nous avons su qu’un échange avait été conclu entre
nos gouvernements : 450 Allemandes étaient échangées contre 350
françaises .En réalité, nous sommes parties 299 du camp, 51 ont
été éliminées, soit à cause de leur nationalité juive ou
alsacienne, soit en raison de leurs cheveux rasés. Après 2
jours de nettoyage complet, nous étions, en effet, rongées de
poux, nous sommes jugées dignes de quitter le camp .Je renonce à
vous dire la joie indescriptible éprouvée à franchir les grilles
de cet enfer .Je me raccrochais à la vie de toute la force de ma
jeunesse, sentant la France au terme du voyage. Toutes ces
misères sont un peu compensées par l’enthousiasme, la
reconnaissance et l’accueil chaleureux des Suisses et de nos
compatriotes pendant notre séjour parmi eux. Notre émotion fut
à son comble au passage de la frontière française à Bellegarde
.Une dizaine de petits maquisards nous ont rendu les honneurs
;l’un d’eux ,armé d’un clairon bien cabossé ,a joué des airs
patriotiques et notre hymne national que nous avons toutes
repris en chœur aux portières des wagons . Paris nous a fait une
innovation inoubliable .Le général DE GAULLE, notre grand chef,
nous accueillit à la gare de Lyon, avec le Ministre et les
officiers de son État -Major ; il nous serra la main à maman et
à moi et nous remercia pour les services rendus au Pays. Au
centre d’accueil, un bon repas nous fut servi, puis des amis
vinrent nous chercher pour nous permettre de nous reposer un peu
avant de rentrer en Bretagne ; nous en avions grand besoin,
maman avait maigri de 30 kilos et était à bout de forces et moi
j’étais réduite à 45 kilos et ne pouvais plus me trainer. Ne
réalisant pas encore ma joie de me retrouver parmi vous, je vous
adresse, chère Mère, mes respectueux sentiments et vous embrasse
bien affectueusement.
Votre ancienne élève toujours fidèle Paulette TANGUY
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