Liste des biographies

Anne Paulette REDOUTÉ

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1917-2005

Anne Paulette est née le 29 mai 1917 à Saint-Brieuc pendant cette longue guerre de 14-18. Son père Jean Tanguy, soldat dans l'Intendance était sur tous les champs de bataille. Sa mère Anne-Marie Tanguy tenait le café familial pour élever ses enfants.

Elle vécut une enfance heureuse entre une mère éprouvée  par la mort de 3 enfants, victimes de la grippe espagnole et un père affaibli. Elle fut entourée également par son grand-père maternel Joseph Bigot. La naissance d'un petit frère en 1929 vint combler sa solitude d'enfant unique.
Elle disait que son premier gros chagrin fut le décès de ce grand-père tant aimé. Puis ce fut le décès de son père. En 1935, sa mère vint s'installer à Rennes en reprenant l'hôtel restaurant du Cheval d'Or.

Elle poursuit ses études dans l'Institution du Vieux Cours, tenu à cette époque par les Sœurs de la Providence. Après sa réussite au baccalauréat, elle s'inscrit à la Faculté de droit. Elle fut très remarquée en tant que jeune fille tout d'abord et en tant que conductrice zélée d'une voiture automobile ensuite. Elle suivit des cours de pilotage d'avion mais sa mère mit fin à cette carrière d 'aviatrice débutante. Cette dernière avait trop peur de perdre sa fille. A l'hôtel du Cheval d'Or résidaient de nombreux étudiants poursuivant leurs études à Rennes. Les cites universitaires n'existaient pas. C'est ainsi qu'elle rencontra son futur époux Pierre Redouté. Ils se fiancèrent en 1939. La déclaration de la guerre mobilisa Pierre et celui ci fut fait prisonnier à Dunkerque le 4 juin 1940. Par la suite, ils purent échanger des courriers et elle lui envoya des colis.

Les mois passants, sa mère et elle se rendirent utiles au mouvement de résistances et intégrèrent ceux qui regroupaient les aviateurs descendus sur le sol français, ainsi que celui qui transmettaient les renseignements sur les déplacements des troupes allemandes : Réseau Eleuthère - Réseau Bordeaux-Loupiac. Cette période fut remplie de beaucoup d'émotions, de peines et de joies d'aventures et de misères avant d'être arrêtées le 20 avril 1944 dans l'hôtel. Sa mère et elle furent questionnée et battue pour qu'elles confirment ce que les Allemands savaient déjà. Elles furent emprisonnées à la prison Jacques Cartier jusqu'au 3 août 1944, date à laquelle elles montèrent dans le dernier convoi vers l'Allemagne et les camps de déportation .Elles arrivèrent à Ravensbrück en septembre 1944, lieu de misère, de détresse, de peurs, de morts. Ensuite en avril 1945, elles bénéficièrent d'un échange de prisonnières allemandes : 350 Françaises contre 450 Allemandes, pour rentrer en France après un passage pare la Suisse.

Au retour, leur état de santé était précaire et leur situation de malade contagieuse les a exclus pendant un certain temps des réjouissances de la libération. Elle retrouva Pierre en mai 1945, lui aussi bien amaigri et fatigué par ses années de captivité. Ils décidèrent de se marier le 10 novembre 1945.

Le 10 août 1946, est né son premier enfant Jean-Pierre. Ensuite elle suivit son mari dans une commune rurale à Sion-les-Mines, celui-ci y exerçait la charge de Notaire. Pendant cette période, sa vie fut paisible et heureuse, un deuxième fils arriva le 8 mars 1950 et une petite fille le 22 décembre 1953. Sa vie fut rythmée, entre les joies de la famille et les rencontres avec les amis.

Au décès de son mari le 1er octobre 1965, sa vie tranquille à la campagne s'arrête et elle rejoint sa famille à Rennes. Elle s'intègre aux mouvements associatifs dont elle s'était un peu éloignée. En 1968 avec sa mère et de nombreux amis elle participe à la création de l'Amicale des convois des 2 et 3 août 1944. En 1974, sa mère Madame Tanguy décède Ses enfants élevés, ses préoccupations vont vers son témoignage de mémoire auprès des jeunes. Elle s'implique dans le Concours National de la Résistance afin de transmettre ses valeurs morales, son expérience, sa vie aux jeunes générations. Elle est retournée à Ravensbrück, avec ses enfants et ses petits enfants.

En 1995, l'inauguration d'un square au nom d'Anne-Marie Tanguy lui permet d 'honorer sa mère ainsi que son action pendant la guerre.
Au lendemain de son 86ème anniversaire, elle fut atteinte par accident vasculaire cérébral et elle resta diminuée jusqu'à son décès le 9 août 2005.

Ce fut une vie remplie d'honneurs et d'amour mais elle rencontra aussi le malheur et la misère humaine Elle restera un exemple pour tous : enfants - petits enfants- amis - relations

 

Dans les geôles allemandes

 

Au lendemain de sa libération, Mlle Paulette Tanguy, actuellement Mme Redouté, a fait parvenir à Mère Saint André la lettre suivante qui passionnera toutes les lectrices de l’annuaire.

 

Rennes, le 29 juin 1945.

Ma bien chère Mère, A mon arrivée en France, c’est à vous tout d’abord que je m’adresse, afin de vous mettre au courant des souffrances que nous avons endurées maman et moi, résultant de notre activité dans l’armée secrète qui avait motivé, le 20 avril 1944, notre arrestation. C’est tout juste que vous en soyez la première informée, vous qui avez été mon professeur et mon éducatrice, et qui avez toujours su inculquer à vos élèves, avec l’esprit du devoir l’amour de la patrie. Soyez assurée, chère Mère, que j’ai mis vos enseignements à profit ; je suis restée digne du pensionnat et n’ait pas failli à mon devoir. Le 20 avril 1944, à 2h 30 de l’après-midi, à l’arrivée du train de Paris, deux camarades du BOA (service de parachutage d’armes) descendaient à l’hôtel où ils étaient attendus par un chef de l’A.S. (Armée Secrète) et par nous tous ; ils devaient nous donner les directives du grand chef de Paris avec 18 messages de terrains de parachutage dans la région.

Hôtel du Cheval d'Or où eu lieu l'arrestation du groupe de résistants (Collection Anne-Marie Thomas)

 

Ces camarades avaient eu à peine le temps de s’installer à table, que trois miliciens, entourés d’une dizaine d’officiers de la Gestapo, cernaient l’hôtel, puis pénétraient au café, revolver au poing, mettant maman en joue et la poussant jusqu'à la salle à manger où je me trouvais en compagnie de nos dangereux pensionnaires. Au cri de « haut les mains » nous restons sidérés ; les hommes se voient imposer les menottes et tous nous prenons la direction de la Gestapo rue Jean Macé ; nous étions 17. Là nous sommes interrogés maman et moi sur notre activité dans la résistance et sur nos relations avec les personnes arrêtées. Naturellement nous nions tout ce qu’on nous reproche ; malheureusement il n’en fut pas de même pour tous, plusieurs hommes ont parlé, éclairant ces messieurs de la SD, c’est ainsi que maman fut accusée de camouflage d’armes, d’officiers de l’AS et d’alimentation des caisses de la Résistance. Quand à moi, ils m’ont reproché d’être immatriculée à Alger, de faire la boîte aux lettres, de servir d’agent de liaison et de fournir des renseignements à l’armée. Comme vous le voyez ma chère Mère, notre situation n’était guère enviable et moins que ça méritait la fusillade comme nous l’a fait si justement remarquer le chef de la Gestapo. Nous sommes donc restées dans ces bureaux jusqu’à 1h du matin où une camionnette nous à tous emmenés à la prison Jacques Cartier.

 

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Prison Jacques Cartier

Cette première nuit ne fut guère agréable ; nous avions du mal à réaliser ce qui nous arrivait ; j’étais avec maman et la caissière puis le lendemain matin, après la distribution d’un breuvage infect surnommée café, et d’une soupe de choux aigre, j’ai été séparée de maman et suis allée occuper la cellule 12, au dessous de la sienne.

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S.D. (Service de Sécurité de la Police allemande), au 10, rue de Robien

Nous étions à 3 par cellule. Cette promiscuité continuelle avec des étrangères est quelque chose de bien pénible. J’acceptais toutes ces vexations allemandes comme des sacrifices que j’offrais à dieu pour la France. Je craignais sans cesse que maman fut maltraitée à l’interrogatoire, ayant vu et entendu de pauvres camarades battus et martyrisés lors de notre arrestation. Le 23 mai, au début de l’après-midi, la gardienne allemande vient en compagnie du chauffeur de la Gestapo me chercher pour aller à l’interrogatoire. Je pars vers 14h de la prison, seule, dans une voiture encadrée par deux jeunes miliciens, mitraillette au poing (je devais être dangereuse). J’arrive au siège de la SD, le chef me conduit aussitôt dans son bureau et là commence à m’interroger tout d’abord sur les différents chefs de l’AS qui descendaient à la maison, sur les relations que nous avions ensemble, de même que sur ma propre activité ; ayant tout nié, j’ai été giflée et battue assez violemment pendant ces cinq heures d’interrogatoire je serrais fort le Christ que j’avais dans la main et priais Dieu ardemment de me donner la force et le courage de ne pas parler. Je fus exaucée. Puis vers 19 H, je pars de la Gestapo après avoir passé par la chambre des tortures et séjourné une heure au cachot. Je regagne alors ma cellule et essaye par tous les moyens de correspondre avec maman afin de la mettre au courant de mon interrogatoire, craignant beaucoup pour elle, maintenant que je connaissais les griefs dressés contre nous. A son tour maman part le 29 mai au tribunal et comme moi nie l’évidence même ; elle ne fut pas battue, dieu merci, mais subit onze heures d’un pénible interrogatoire. Après le gros bombardement du 9 juin 1944, au cours duquel notre maison a brulé, la gardienne m’a mise avec maman dans la même cellule, imaginez ma joie de la retrouver après un mois et demi de séparation (nous étions alors quatre par chambrée) et depuis nous ne nous sommes jamais quittées. Nous sommes restées ainsi jusqu’au 2 août, croyant être délivrées par les Alliés, alors à quelques kilomètres de Rennes. Ce jour même, à deux heures de l’après midi, nous voyons une forte fumée au loin ; heureuse de sentir les Américains aux portes de la ville, nous extériorisons notre joie comme nous le pouvons ; cela ne dure pas longtemps car aussitôt une batterie allemande qui se trouve derrière la prison commence à tirer ; naturellement les Alliés ripostent, mais leur tir étant trop juste, les obus tombent un peu partout sur la prison et les environs ; c’est ainsi que prise de panique, ayant vu tomber un de ces projectiles à deux mètres de moi, je m’arme avec deux camarades du lit de fer, pour défoncer la porte ; maman s’était réfugiée dans un coin pour dire son chapelet. Enfin le panneau du bas saute et 4 à 4 nous descendons les deux étages pour nous réfugier au sous sol, où nous retrouvons toutes nos camarades délivrées, soir par les gardiens français, soit comme nous par leurs propres mains, les Allemands ayant pris aussitôt la direction des abris. Dans la soirée, le commandant nous ordonne de rejoindre les cellules du rez-de-chaussée, restées intactes, en attendant le soit disant ordre de libération qui n’est jamais venu. Vers une heure du matin, nous entendons l’appel de nos noms et après avoir reçu les vivres nécessaires pour le voyage, nous nous rangeons cinq par cinq dans la cour de la prison ; puis à travers les rues de la ville, nous atteignons la Courrouze où des wagons à bestiaux nous attendent ; nous montons 40 par wagon avec 5 sentinelles. A 6 heures du matin, nous quittons Rennes pour nous arrêter à Redon où nous sommes royalement ravitaillées par la Croix Rouge et les équipes nationales ; nous y séjournons toute la journée en pleine gare, malgré de nombreuses alertes. Le soir vers 20 heures, nous prenons la direction de Nantes-Doulon où la même vie que la veille se renouvelle, stationnement en gare toute la journée, alerte continuelle, les Américains rentrant à Rennes. Inutile de vous dire ma chère Mère, que pendant ces alertes, l’une de nous commençait la récitation du chapelet que toutes répondaient avec une grande foi et sans respect humain. Convoi de déportés du convoi dit de Langeais

La nuit, nous reprenons donc notre route, au lieu de rejoindre Paris, vu l’avance des Alliés, nous suivons la Loire ; c’est ainsi qu’après avoir traversé Angers, Saumur, etc., nous échouons à Langeais. Entre Nantes et Angers, à Saint-Marc-du-désert, en pleine nuit, le maquis nous attaque ; les Boches répondent et après une heure de combat environ, où les balles nous frôlent, car un maquisard est caché sous notre wagon, nous enregistrons deux soldats morts et deux maquisards tués. Entre Saumur et Langeais, en pleine campagne, le train s’est arrêté, nous permettant d’aller chercher un peu d’eau dans une ferme, pour notre toilette ; une de nos camarade voulant profiter de l’arrêt du train pour s’évader est tuée à bout portant par une sentinelle au pied de notre wagon. «Oh ! Bonne mère, ils m’assassinent ! ». Telles furent ses dernières paroles; 3 soldats ont creusé alors devant nous un trou de 60 centimètres pour l’enterrer et comme ils n’enfonçaient pas assez vite, ils ont marché dessus et l’ont déchaussé, la traitant comme une bête, et pourtant nous avions demandé au commandant que l’abbé BARRÉ (dit Beaumanoir), également prisonnier politique, dise un « De Profundis » ; cette permission nous a été refusée, alors nous l’avons dit entre nous en observant une minute de silence. Dans l’après-midi, nous atteignons Langeais ; les ponts étant coupés, impossible d’aller plus loin ; nous attendons dans nos wagons la décision de ces Messieurs ; tout à coup, le son lugubre des sirènes retentit ; aussitôt apparaissent, dans un ciel limpide huit avions alliés venus mitrailler notre train ; une de nos camarades arbore alors un drapeau tricolore de fortune composé d’une veste rouge, d’un chiffon blanc et d’un chemisier bleu. Un premier avion pique sur l’avant de notre convoi et mitraille ; maman prend alors la chemise blanche d’une brave femme de la campagne et l’agite frénétiquement, pensant par ce moyen éclairer les aviateurs sur la contenance du convoi. En effet après le rase-motte et la mitraillade du deuxième avion, les six autres remontent au ciel sans tirer ; nous l’avions échappé belle ; malheureusement nous avons eu à enregistrer une quarantaine de morts parmi nos Noirs et Tommies prisonniers de guerre et 70 blessés, dont Mlle Agnès de Nanteuil qui mourut quelques jours plus tard, faute de soin. A la suite de notre pétition pour gagner un endroit plus sûr, le commandant nous fait sortir de nos wagons et ranger 5 par 5 pour traverser la ville où un ancien baraquement de l’organisation Todt nous abrite pour une nuit. Toute la population s’occupe de nous avec sollicitude, ce qui excite nos gardiens, aussi assistons-nous, entre habitants et soldats, à des pugilats qui risquent de tourner au tragique. Le lendemain, des camions réquisitionnés par nos gardiens nous conduisent à Saint-Pierre-des-Corps ; les hommes suivent à pied. De cette gare, ou plutôt de ce qu’il en reste, deux jeunes filles de notre convoi s’évadent, ce qui a le don de mettre nos sentinelles dans une colère folle ; pour la calmer, ils boivent plusieurs bouteilles de Cognac et tirent sur n’importe qui. Cette nuit-là nous dormons dans un abri bétonné, sous la garde de nos cinq lascars complètement ivres, pendant que les parachutistes alliés descendent sur Tours. Le lendemain, nous regagnons nos wagons après un repas substantiel de la Croix-Rouge, puis repartons sur Vierzon, Paray-le-Monial, et remontons par Montceau-les-Mines, Montchanin, Dijon, Dôle où le maquis nous attaque à nouveau, plusieurs camarades profitent de l’affolement général pour s’évader ; l’émotion passée, le train se met en route péniblement pour Belfort où nous arrivons le 15 août vers midi. Nous recevons l’ordre de quitter le train et, toujours cinq par cinq, nous atteignons le « Fort Hatry », notre home pour une quinzaine de jours. La semaine suivante, une quarantaine de nos compagnes sont libérées ; imaginez notre fol espoir de croire pour le mardi suivant à notre libération confirmée chaque jour par notre gardienne et les soldats. Hélas ! Une fois de plus nous avions cru dans l’Allemand ! Ce jour là, au contraire, à 5 heures du soir, nous prenons la direction du Grand Reich et, après six jours de voyage, sans boire ni manger nous arrivons à Ravensbrück « camp de la mort lente ». Dès que le train s’arrête, nous sommes assaillies par plusieurs offizerin (gardiennes allemandes) qui, armées de la schlague et du bâton, frappent sur nous de toutes leurs forces. Nous nous regardons toutes et avons déjà compris ce qui nous attend ; mais le moral reste excellent, car nous croyons la France libérée et les armées alliées aux portes de l’Allemagne. Le soir de notre arrivée au camp, se trouvait également un convoi de 1000 Varsoviennes raflées par suite de l’avance russe. Tenaillées par une faim terrible, maman et moi sommes allées quémander un morceau de pain aux nouvelles venues ; chacune de notre côté, nous revenions quelques instants plus tard avec une tartine et un bout de lard ; inutile, de vous dire avec quel appétit nous avons dévoré ce frugal repas ; que de larmes nous avons versées pour en arriver là ! Ayant couché toute la nuit dehors, le matin nous gagnons les douches ; nous y entrons telles que nous sommes, mais en sortons complètement dépouillées ; finis les bijoux, papiers d’identité, vêtements, etc. nous revêtons l’uniforme des bagnardes ; rentrées au bloc, empilées dans le whasraum (réfectoire), nous demeurons un jour, deux jours sans savoir ce qu’on attend de nous. Enfin, le troisième jour des ordres viennent, naturellement en allemand (tant pis si l’on ne comprend pas, cela permet aux « autres » de sévir davantage) : Toutes au grand revier (infirmerie principale) Tel un troupeau nous suivons les mauvais bergers du bloc 26 au bloc 2. Nous voici tassées dans la grande cour. - « Déshabillez-vous. Vous passez la visite du dentiste. » Quoi ! Se mettre toutes nues en plein air ! Il fait très frais, pour ne pas dire froid (nous sommes à 80 kms au nord de Berlin) et cela pour montrer nos dents ? Il doit y avoir erreur. - « Mais non, nous affirme une Alsacienne, il faut se mettre nues. Regardez les Polonaises, elles ont déjà obéi. » Les pauvres femmes à qui nous sommes mêlées se sont dévêtues et ont roulé leurs frusques en petits paquets le long du mur ainsi qu’on l’a ordonné. Nous les regardons avec des yeux agrandis de pitié et de peur. L’avant-veille, elles n’étaient pas passées à la douche en même temps que nous ; dans le bloc, sous leurs robes trop grandes, leurs corps difformes se devinaient à peine. Maintenant, toute l’horreur des privations et des mauvais traitements endurés se manifeste. Pauvres corps squelettiques pour la plupart, au ventre ballonné, chair ridée, meurtrie, tachée de cicatrices de avitaminose, plaies purulentes, nauséabondes, abcès infectés car non soignés, carcasses qui n’ont plus d’âge et dont on voudrait s’écarter. Avec leur crâne, pour la plupart rasé, leur bouche édentée, on dirait que ces figures grimaçantes nous narguent, nous qui n’osons pas nous déshabiller. - « Los ! Los ! Schneller !... » On nous frappe. Il n’y a pas à dire, il faut s’exécuter. Même les grand’mères doivent s’y résigner. - « Place, place. Approchez-vous, Serrez-vous. Achtung ! ». Les corps difformes et purulents s’accostent aux nôtres pour laisser passer les S.S. qui nous dévisagent d’un œil méprisant. Quelle humiliation ! Nous voudrions nous recroqueviller, être enfouies à dix pieds sous terre ! Au lieu de cela, on nous ordonne : - « Redressez-vous ! Achtung ! Achtung ! » Se mettre au garde-à-vous, toutes nues, pendant deux ou trois heures, devant ces hommes au rictus satanique, quel supplice ! Ce sont des Françaises qu’ils se moquent surtout. De temps à autre, on entend des bribes de phrases se rapportant aux Franzosins… et le mot « Schwein » revient souvent. La pluie tombe. Ces messieurs sont rentrés se protéger. On nous laisse debout bien entendu. Enfin nous pénétrons dans un hall sur lequel débouchent plusieurs couloirs aux fenêtres ouvertes. En plein courant d’air, nous demeurons ainsi quelques autres heures, tandis qu’une par une, nous défilons… devant le dentiste. Ouvrir la bouche et la refermer en l’espace de cinq secondes : voilà en quoi consiste l’examen dentaire. Que de fois, dans les jours qui suivront, ne nous conduira-t-on pas à l’infirmerie, sous le prétexte de prélèvements, d’analyses à faire, de fiches à remplir. Et pourquoi ? Pour ne jamais soigner les malades ou les infirmes, mais pour que, dans les archives du Grand Reich, on trouve des dossiers qui prouvent de quelle hygiène, de quels soins les prisonnières étaient l’objet. Monstres d’hypocrisie, de cruauté, de barbarie ! Quelles preuves faut-il donc pour vous confondre ? Des infirmières viennent dans les blocs pour les pansements des galeuses, gale que j’ai attrapée par suite d’une nourriture malsaine ; les rutabagas, les choux raves ou cavaliers, souvent à peine lavés et cuits, sans sel, qui, l’hiver, auront gelé avant d’être jetés dans les marmites, nous affligeant d’une dysenterie terrible ; pain noir fabriqué en partie avec de la farine de marrons d’Inde et roulé dans la sciure de bois ; pain que des syphilitiques ou des tuberculeuses aux mains crasseuses iront chercher et porteront par piles de six sur leurs robes dégoûtantes. A notre arrivée, nous avons séjourné douze heures environ à côté d’une tente aussi vaste qu’un grand bloc, située entre les blocs 24 et 26 (ce dernier devait devenir le nôtre dans la soirée). Les horreurs que nous avons vues et entendues sous cette tente sont indescriptibles. Elle servit réellement de bloc d’exécution ; elle fut le lieu d’agonie et de mort des Juives hongroises déportées par milliers par les Allemands, bien qu’innocentes. Je n’oublierais jamais, étant présente à Ravensbrück à ce moment, ces convois inouïs de malheureuses créatures ayant marché près de 500 kilomètres, vêtues de haillons, nu-pieds pour la plupart, presque incapables de se trainer : squelettes ambulants, fantômes dont l’aspect horrifiant ne pouvait même plus nous arracher des larmes. Empilées sous la tente, n’ayant pas la place de s’asseoir, ni de s’allonger, elles demeuraient debout ou, les plus favorisées, accroupies. Pour avoir été privées de nourriture ou avoir reçu des aliments empoisonnés, elles amenaient avec elles une sorte de choléra qui devait, en se répandant dans le camp, y causer de grands ravages et provoquer la mort de plusieurs de nos bonnes amies. Chaque matin, après la cérémonie de l’appel, pendant laquelle nous étions debout, immobiles, plusieurs heures, les pieds dans la boue et la neige, même par une température de moins 32° cet hiver, les commandos, en rang, partaient au travail, accompagnés par les S.S. et leurs chiens féroces, dressés à mordre les prisonnières jusqu’à la mort si elles s’éloignaient de quelques mètres. Le travail le plus pénible, celui qui nous coûta le plus grand nombre de camarades, et auquel je fus astreinte assez souvent, consistait, à 5 kilomètres du camp, à rester des heures enlisées dans la gadoue jusqu’aux genoux pour assécher un marais. C’est là que j’ai attrapé à une cheville un mal qui se guérit très difficilement. Quelquefois le bruit courait au camp qu’un transport devait avoir lieu (bruit d’ailleurs presque toujours fondé), il consistait en ceci : un directeur nazi d’usine de guerre venait au camp, en compagnie d’un adjudant S.S., chercher de la main d’œuvre ; ils choisissaient celles qui avaient encore bonne mine et presque à chaque fois les Polonaises et les Russes avaient leurs faveurs, ce qui nous enchantait, car nous ne tenions pas à quitter le camp, quoiqu’infernal, craignant de tomber de Charybde en Scylla. Pour ma part, je rusais le plus possible à chaque fois, ne voulant à aucun prix me séparer de maman. C’est ainsi que cet hiver, je dus, en compagnie d’une camarade, boulangère à Trédarzec, « piquer » des heures durant dans la neige, devant le bloc 30, derrière les prisonnières tchèques, polonaises et russes punies pour avoir parlé pendant l’appel. Une autre fois, l’offizerin arrivait armée de la schlague dans notre bloc, je passais par la fenêtre et allais me réfugier dans le grabat de Madame ROUXEL de Lamballe, où je me sentais relativement en sécurité .La deuxième fois que je la vis, c’était le 3 mars dernier, il y avait transport pour notre bloc, je pris alors aussitôt le chemin du bloc 24 où maman vint me rejoindre. Là Madame Roussel me dit : « Ici vous ne craignez rien, nous sommes des condamnés à mort et ne devons pas bouger du camp ».Je me suis alors installée entre elle et maman ; pour m’occuper, elle m’a remis une prière à lui copier. Nous devions toutes la réciter en cas de danger de mort .Le soir, nous sommes retournées au bloc 26 ; quelques instants après, on nous annonce que toutes les condamnées à mort devaient partir immédiatement en Autriche dans un camp disciplinaire ; ce que nous avons constaté depuis notre arrivée, ayant enregistré la mort de plusieurs camarades. Jusqu’à ce moment, n’ayant jamais cessé de prier Dieu avec une grande ferveur, tous les matins pendant l’appel, individuellement et tous les soirs en commun, à mi-voix, bien souvent aussi dans la journée, dès qu’un danger quelconque se présentait, j’avais toujours l’espoir de rentrer en France, de revoir mon frère que nous avions laissé complètement seul, âgé seulement de 15 ans. Lorsque le mardi –saint ,dans l’après-midi, on nous annonce un nouvel appel ,il faut le subir complètement nue, mais comme il fait très froid ,je garde mon manteau et devant le bloc dans un garde à vous impeccable ,nous attendons plusieurs heures le bon plaisir de ces messieurs .Tout à coup, un ordre sonore retentit ,nous nous mettons en marche 5 par 5 pour défiler devant nos juges qui nous trient aussitôt ;les unes retournent au bloc , d’autres sont mises à part pour les Commandos de travail et les troisièmes sont bonnes pour le « Jugend Lager ».C’est dans cette dernière catégorie que maman et moi sommes dirigées . Il faut que je vous dise ce qu’était ce « Jugend Lager » .Ce camp des Jeunes ,ainsi nommé parce qu’il avait servi à abriter de jeunes hitlériennes incarcérées pour des futilités ,devint le lieu des plus sinistres drames .Presque tous les dimanches ,un médecin que l’on surnommait « le bourreau » accompagné de l’Oberschwester (l’infirmière principale) venait ,avec une petite escorte et présidait à l’enlèvement des prétendues condamnées .Les pauvres femmes , hissées dans des camions ,pensaient qu’elles seraient mieux soignées dans le lieu où elles se rendaient !Ce qui était le plus tragique ,c’était de voir le marchand de bestiaux ainsi qu’on avait surnommé un sous-officier S.S., tirer ,ou prendre souvent au hasard même ,des femmes dont la figure ne lui revenait pas ; parmi elles ,des femmes ayant atteint quarante ans , considérées comme inutiles puisqu’ ‘elles avaient atteint cet âge .Que de compagnes à cheveux blancs ou au visage ridé par les épreuves ,simplement aux jambes enflées par la fatigue ,se voyaient désignées du geste et obligées de monter dans les camions se rendant au « Jugend Lager ».Ce qui s’y passait restera une honte pour l’humanité ,car il est inconcevable que des hommes et des femmes , de quelque race qu’ils soient , accomplissent de tels méfaits . Ce mardi-saint dans la soirée, le« Jugend Lager » vit donc arriver des juives, des polonaises, des tchèques et quelques centaines de françaises dont maman et moi faisions partie. Connaissant la réputation de ce camp, nous abandonnons tout espoir de libération. Nous pénétrons tous au bloc 6 .Le lendemain, appel, puis triage à nouveau par le docteur ; quelques-unes des nôtres accompagnant un gros contingent de juives sont mises de côté pour la chambre à gaz, puis le four crématoire. Celles qui restent prennent la direction du bloc 4. Je vous avoue, ma chère Mère, que je priais Dieu sans cesse, lui demandant de m’aider à mourir courageusement, ayant fait le sacrifice de ma vie dès l’entrée au camp. Le Jeudi-saint, journée calme ; nous attendons toujours la mort .Le vendredi- saint, après l’appel, nouveau triage par le docteur .Cette fois, 180 de nos camarades dont la Mère Supérieure des religieuses de Saint Vincent de Paul de Lyon, accompagnée de quelques-unes de ses sœurs, passent à la chambre à gaz. Nous y échappons, maman et moi, par miracle, ayant eu 2 compagnes choisies dans notre rang. « Sursis de quelques jours » pensais-je, ne comptant que sur l’armistice pour nous sortir de cette tragique situation. Le samedi-saint, journée de prières entre nous. Le dimanche de Pâques, je communiais spirituellement en union avec mon frère qui devait accomplir au même instant son devoir de chrétien. Vous ne pouvez imaginer comme l’on se sent près de Dieu à frôler la mort de si près. Je revoyais alors toute mon enfance, ma jeunesse au pensionnat ; toute cette époque de mon existence se déroulait devant mes yeux. Le lendemain matin, lundi de Pâques, après l’appel, toutes les françaises sont priées de rester à leur place, les autres rejoignant leurs blocs respectifs .Maman et moi nous nous regardons, craignant encore quelque chose de mauvais ; pas du tout, l’offizerin arrive le sourire aux lèvres nous annoncer notre libération. Je ne crois pas à un tel bonheur et j’interroge plusieurs fois la gardienne pour m’assurer de la vérité du fait, sachant par expérience le peu de crédit qu’l fallait accorder aux paroles d’Allemand. Aussitôt, nous remercions Dieu de cette nouvelle que nous jugeons miraculeuse .Plus tard, nous avons su qu’un échange avait été conclu entre nos gouvernements : 450 Allemandes étaient échangées contre 350 françaises .En réalité, nous sommes parties 299 du camp, 51 ont été éliminées, soit à cause de leur nationalité juive ou alsacienne, soit en raison de leurs cheveux rasés. Après 2  jours de nettoyage complet, nous étions, en effet, rongées de poux, nous sommes jugées dignes de quitter le camp .Je renonce à vous dire la joie indescriptible éprouvée à franchir les grilles de cet enfer .Je me raccrochais à la vie de toute la force de ma jeunesse, sentant la France au terme du voyage. Toutes ces misères sont un peu compensées par l’enthousiasme, la reconnaissance et l’accueil chaleureux des Suisses et de nos compatriotes pendant notre séjour parmi  eux. Notre émotion fut à son comble au passage de la frontière française à Bellegarde .Une dizaine de petits maquisards nous ont rendu les honneurs ;l’un d’eux ,armé d’un clairon bien cabossé ,a joué des airs patriotiques et notre hymne national que nous avons toutes repris en chœur aux portières des wagons . Paris nous a fait une innovation inoubliable .Le général  DE GAULLE, notre grand chef, nous accueillit à la gare de Lyon, avec le Ministre et les officiers de son État -Major ; il nous serra la main à maman et à moi et nous remercia pour les services rendus au Pays. Au centre d’accueil, un bon repas nous fut servi, puis des amis vinrent nous chercher pour nous permettre de nous reposer un peu avant de rentrer en Bretagne ; nous en avions grand besoin, maman avait maigri de 30 kilos et était à bout de forces et moi j’étais réduite à 45 kilos et ne pouvais plus me trainer. Ne réalisant pas encore ma joie de me retrouver parmi vous, je vous adresse, chère Mère, mes respectueux sentiments et vous embrasse bien affectueusement.

 

Votre ancienne élève toujours fidèle Paulette TANGUY

 

Distinctions françaises et étrangères:

Médaille de la résistance française
Officier de la Légion d'Honneur

 

 

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