Témoignage
de Solange MAHEU, épouse de René MAHEU
dactylographié
par elle en 1982
René a toujours été militaire dans l'âme. C'était là sa
vraie vocation.
Avant la guerre, il était installé à Tours comme dentiste.
Il y avait deux cabinets dentaires fort bien installés, l'un
pour lui, l'autre où je travaillais. Son diplôme de dentiste
américain lui valait une clientèle choisie. Il aimait bien
sa profession, mais attendait le dimanche pour retrouver ses
amis officiers et monter à cheval avec eux dans un camp
militaire.
René était lieutenant du Train, ce qui lui a valu ainsi que
son ami Serge Deschamps - d'être mobilisé trois jours avant
tout le monde.
Il fallait bien préparer les déplacements de tous les
mobilisés quand ils arriveraient.
Après avoir passé quelques mois à Troyes à la R.R.5[1],
(Régulatrice Routière), il a été envoyé par le commandant
Chaudron au P.C. avancé de Vezelise. Là il était responsable
de la circulation des troupes dans plusieurs départements.
Au moment de l'avance allemande dans l'Est, toute la
Régulatrice Routière (R.R.5.) a été repliée dans le sud de
la France, à Ia Croix-Daurade dans l'Ariège.
Après quelques semaines, l'Armistice ayant été signé tous
les militaires qui n'étaient pas prisonniers, ont été
démobilisés.
René est rentré à Tours en juillet 1940.
La ville de Tours ayant subi des bombardements sévères était
en grande partie détruite. Chez nous, heureusement, il n'y
avait que les vitres de cassées. Comme j'étais revenue à
Tours j'avais pu les faire réparer.
Nous avons repris le travail au ralenti car les habitants
avaient quitté la ville en grande partie.
Ce qui a été pour René un coup terrible, c'est de voir les
Allemands défiler en conquérants : les chars, les voitures
et les troupes faisant claquer leurs bottes en chantant. Il
ne pouvait pas le supporter. La solution pour lui était de
partir dans un endroit où il ne verrait plus l'arrogance des
vainqueurs du moment. Il a donc vendu le cabinet de Tours et
nous sommes partis à Rennes chez ses parents en attendant de
trouver un petit cabinet dentaire dans un coin tranquille.
J'étais enceinte et mon fils est né pendant cette période.
J'ai accouché à Charenton près de Paris et suis restée
quelques temps chez mes parents qui habitaient boulevard
Saint Michel dans le 5ème arrondissement.
Très rapidement René a trouvé un petit cabinet à
La-Guerche-de-Bretagne. Il a trouvé aussi un appartement et
nous nous sommes installés provisoirement dans une maison
sans aucun confort - même pas l’eau courante - mais c’était
la guerre ... et nous étions heureux tous les trois. Il
adorait son fils.
Un mardi matin- c'était le jour du marché à
La-Guerche-de-Bretagne il vit dans le salon d'attente des
clients, un qu'il ne connaissait pas. Dès que ce fut
entré, il lui dit aussitôt le but de sa visite. Il avait eu
son nom -et recherché son adresse - par des Américains.
C'est probablement parce que son nom était resté dans la
liste des D.D.S.[2]
américains, car René avait fait des études dentaires, et
était diplômé de l'Université de Philadelphie depuis 1930.
Cet américain qui parlait très bien le français vivait au
Mans où il avait un garage. Mais cette "couverture" ne
l'empêchait pas de faire partie d'un réseau américain très
actif, chargé de préparer l'arrivée des troupes américaines
quand elles débarqueraient en France. Les plans de ce
débarquement prévoyaient une avance des troupes sur une
ligne qui coupait la Bretagne du Nord au Sud - ce qui eut
lieu par la suite. Or, La-Guerche-de-Bretagne se trouvait
sur cette ligne.
Comme les Allemands étaient aussi à La-Guerche-de-Bretagne
et qu'en cette période, il fallait se métier de tout le
monde, René posa une condition à son acceptation. Il voulait
entendre à la radio anglaise une phrase qui lui prouverait
qu'il était bien en rapport avec l'armée anglo-américaine.
Comme la radio française ne donnait que les nouvelles
autorisées par les Allemands, les Anglais sur la B.B.C.
diffusaient des émissions en français qui, bien que
brouillées par les occupants, étaient écoutées à heures
fixes par tous les bons Français. Ces émissions
transmettaient des messages pour les résistants. René donna
une phrase qui lui vint à l'esprit et qui était "L'éclair de
Bretagne est terrible". Quelques jours après il entendit
cette phrase à l’émission de la BBC.
Du printemps 42[3]
à fin décembre 43, René s'occupa activement de la mission
dont il était chargé. Un radio se chargeait de transmettre
les jours et heures des parachutages. Ce jeune homme,
Français, a été logé dans la région. Il fut hébergé pendant
quelque temps dans la famille Pilorget épiciers à
La-Guerche-de-Bretagne.
Ses activités radio, émetteur, récepteur se passaient
ailleurs dans un endroit que j'ignore.
René était aussi chargé de trouver des logements et des
vivres pour les troupes qui transiteraient dans la région.
Les paysans qu'ils contacta se montrèrent pour la plupart
très coopératifs.
Certaines nuits, René partait à bicyclette dans des champs
prévus à l'avance pour recevoir des parachutages par avion.
J'ai toujours ignoré le but de ces sorties nocturnes et même
je n'en étais pas très contente. Il ne me mettait au courant
de rien et la suite a prouvé qu'il avait bien raison. Il
était à son cabinet dentaire 3 jours par semaine, le jour du
marché, le mardi, étant le plus important.
Le reste du temps, il sortait à bicyclette ou travaillait
dans son bureau à la maison. Tout se passa ainsi jusqu'au 27
décembre 1943.
Le 27 décembre au matin, il partit de bonne heure, devant se
rendre à l'Hôpital où un chirurgien opérait un de ses
malades de lésions buccales. Comme il descendait la rue de
Rennes - toujours à bicyclette- et arrivait à la hauteur du
Mail, devant la quincaillerie David, il fut arrêté par deux
messieurs en imperméables verdâtres. L'un s'empara de la
bicyclette et ils le prièrent de le mener au cabinet
dentaire. Ces Messieurs avaient demandé à Madame David où on
pouvait trouver le dentiste. Comme René arrivait à leur
hauteur, elle leur dit : "Tenez le voilà qui arrive". Elle
n'avait pas pensé à la Gestapo, ni vu les deux tractions
avant de chaque côté de la place. Madame David fut prise
d'un remord affreux quand elle vit que ces Messieurs
emmenaient René. Mais elle n'était pas responsable et de
toutes façons ils auraient trouvé le "dentiste".
Au cabinet dentaire ils ont fouillé partout sauf au seul
endroit où ils auraient trouvé quelque chose qui les aurait
intéressé. En effet, parmi les ingrédients dont se servent
les dentistes, se trouvent des feuilles de cire très minces
et présentées séparées par des papiers de soie. Or, quelques
papiers de soie avaient été remplacés par des feuilles très
minces sur lesquelles étaient relevé le plan de la forêt de
La-Guerche-de-Bretagne avec les emplacements des réserves
d'essence de l'armée allemande. Cette forêt fut d'ailleurs
bombardée au moment de l’arrivée des Américains.
Après leurs recherches vaines, ces messieurs emmenèrent René
au cantonnement de leurs troupes à l'école des garçons qui
était réquisitionnée par leurs soins.
Pendant ce temps, j'eu la visite de David venant me
prévenir de ce qu'ils avaient vu, au cas où j'aurais des
choses à faire disparaître. Quelques minutes après, ces
messieurs arrivaient à la maison, en montrant leurs cartes
de S.S. Gestapo. Ils commencèrent à fouiller dans le bureau,
secouant los livres un par un. Au bout d'un moment,
découragés par le nombre de volumes, ils n'en ouvrirent
qu'un sur deux, puis un sur dix, puis abandonnèrent. Ils
s'intéressèrent beaucoup à un gribouillage fait par mon fils
de deux ans, qu'ils emportèrent d'ailleurs. Après avoir
visité rapidement les autres pièces, et joué avec Alain et
son cheval de bois (en l'appelant "bedide boubée") ils
m'appelèrent. Le ton avait changé. Ils me dirent qu'ils
arrêtaient mon mari. Je leur donnais une couverture de laine
et un blouson confortable pensant bien que c'était en prison
que René allait partir. J'ai su par la suite qu'ils avaient
arrêté aussi le père et le fils Pilorget. Un petit article
sur l'Ouest-Éclair quelques jours après fait mention de
l'arrestation de trois "terroristes" à la
La-Guerche-de-Bretagne.
Je repris l'exercice de ma profession me trouvant dans une
situation pécuniaire difficile.
Dès la semaine suivante, je me suis rendue à Rennes pour
annoncer la nouvelle à mes beaux-parents et aller à la
prison voir si René était bien à la prison Jacques Cartier
et lui porter un colis.
Je demandais à voir un chef et fus mise en présence d'un
feldwebel. Je lui dis que j'avais absolument besoin des
clefs que mon mari avait sur lui lors de son arrestation.
J'obtins le trousseau et refusait un gros appareil de
photographie qu'il me disait appartenir à mon mari, ce qui
était faux. Comme ce feldwebel n'avait pas l'air
invulnérable, je lui dis que je voulais voir mon mari et lui
promettait pour cela, des bouteilles de "cognac". Il me fixa
rendez-vous le 31 décembre à 7 heures du soir.
A La-Guerche-de-Bretagne., je me procurais 2 bouteilles
d'une eau de vie de cidre chez des paysans. Je pense que
cette eau de vie ressemblait de très loin au vrai cognac.
Je louais le seul taxi du pays, il voulut bien passer son
réveillon sur la route de Rennes. Arrivée à la prison,
j'allais au bureau où tout un joyeux groupe d'uniformes
verts s'apprêtait à fêter la nouvelle année. Le feldwebel
sortit dans le couloir, je lui montrais les deux bouteilles
en disant :"Maheu, Maheu". II disparut, et au bout d'un
temps qui me parut très long, je le vis au fond du couloir
avec René. Je lui remis les bouteilles et il nous enferma
dans une pièce noire. Je voulais surtout savoir ce que
savait la Gestapo sur ses activités. Il me rassura et me dit
qu'ils étaient six dans sa cellule, qu'ils ne manquaient pas
de nourriture et que le moral était bon. L'entretien ne fut
pas long.
Je retournais à la prison la semaine suivante où on me dit
que Maheu était parti.
Mon père mourut à Paris, le 8 janvier 1944. Après avoir été
à son enterrement, de retour à La-Guerche-de-Bretagne, il me
vint une idée pour essayer de savoir où était René. J'allais
trouver un notaire du pays, je lui expliquais la situation
et lui demandais de me faire un papier officiel disant que
pour des raisons de succession de mon père, j'avais besoin
de la signature de René - ce qui était faux, bien entendu -
Ce notaire, très compréhensif, me fit la demande de
signature en question.
Munie de ce document, je me rendis à la Gestapo de Rennes,
demandant que l'on fasse signer à René cet acte officiel. On
m'introduisit dans le bureau des deux hommes qui étaient
venus l'arrêter le 27 décembre. Ils me dirent que c'était
impossible car il avait quitté Rennes ; qu'il devait être en
Allemagne et que j'aurais bientôt de ses nouvelles. Une
assistante sociale me donna les coordonnées d'un interprète
de la Préfecture qui se rendait tous les jours dans un café
et qui donnait des renseignements sur les prisonniers. Ce
qui s'appelait Beuchère allait à midi dans un caté de la
rue Victor Hugo. J'allais donc à cette heure et à cette
adresse dans ce café.
Il y avait plusieurs tables occupées par des personnes
seules et il régnait un silence et une atmosphère de
méfiance inaccoutumée dans ce genre d'établissement. Quand
l'interprète de la Préfecture arriva, il s'installa à une
table du fond, porteur d'une serviette bien remplie. Une
première personne alla vers lui et ils eurent une
conversation à voix basse. Quand ce fut mon tour, j'allais à
sa table et lui demandais s'il pourrait me donner quelques
renseignements sur René. Après avoir pris toutes les
coordonnées, il me dit de revenir deux jours plus tard. Au
cours de ce deuxième entretien, je sus que René était accusé
de communication avec l'ennemi, de parachutage, etc ... et
qu'il avait quitté Rennes.
Je pense que c'était un résistant lui aussi qui cherchait à
aider ses camarades.
Comme tout le monde savait que les départs pour l'Allemagne
s'effectuaient par Compiègne, je me décidais à faire le
voyage, toujours munie de mon acte notarial. Après un trajet
en train où tout le monde se méfiait de tous les autres
(mais où toutes les femmes avaient le petit colis pour le
prisonnier). Je n'eus qu'à suivre le groupe descendant du
train pour arriver à 2 ou 3 kilomètres au camp de Royalieu.
Là, partout des affiches disant que personne n'était
autorisé à entrer dans le camp, force sentinelles et
miradors devaient décourager les visiteurs. Moi pas.
Je traversais la route et me rendis à l'État Major du camp.
Je dis à la sentinelle que je voulais voir le commandant du
camp. Un soldat vint me demander "de la part de qui ?". Je
lui répondis d'un ton assuré, "de la part de la Gestapo de
Rennes''.
Deux minutes plus tard, j'étais dans le bureau du
commandant, du Herr Kommandant. Je lui dis que je ne voulais
voir personne mais simplement faire signer un papier que je
lui montrais.
[1] L’original
de ma mère indique RR 5. J’ai toujours entendu
parler de la RR 6. Tous les documents que j’ai
indiquent la RR 6. (note d’Alain Maheu)
[2] DDS
= Doctor of Dental Surgery, correspond à Docteur en
Chirurgie Dentaire (note d’Alain Maheu -son fils)
[3]
Il doit s’agir de 1943 et non 1942 (note d’Alain
Maheu)
|