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Albert Aubry. Un témoin et un exemple

 

LA VIE D'UN MILITANT (par G. Leguen)

Introduction | Son enfance | Instituteur  | Son action syndicale | 1914 |1919-Le retour à la vie civile | Le plus jeune député de la "chambre bleu horizon"    | Inspecteur de l'enseignement en Indochine | Retour en France | Son action  dans la Résistance | La déportation à Neuengamme | Le défenseur des Anciens Combattants | Sa disparition en 1951 | L'association

Sa généalogie: http://gw4.geneanet.org/index.php3?b=pgautl&lang=fr;p=albert+jules+marie;n=aubry

Albert AubryAlbert Aubry est né le 8 décembre 1892 a Malestroit (Morbihan) où ses parents tenaient échoppe de bourrellerie. Quatorze enfants, dont il était le benjamin, composaient alors la famille et cela laisse à penser en quelles difficultés pécuniaires elle devait se débattre.

A ces difficultés s'en ajoutait une autre. La question scolaire était déjà d'actualité en notre Bretagne. La maman Aubry allait à la messe; mais le papa, jamais. Il y avait à choisir entre deux écoles: ce fut le papa qui choisit. Tracasseries et pressions eurent bientôt raison de la volonté paternelle; tant et si bien que la famille Aubry dût quitter le Morbihan pour s'installer à Rennes, au 38 de la rue Lobineau. Albert avait trois ans.

A cinq ans, nous nous trouvions côte à côte sur les bancs de la vieille école du Pont de Nantes. Suivant le même chemin, nous rentrions ensemble à la maison. C'est ainsi que naquit notre longue et durable amitié.

Je reprenais Albert en passant chaque matin. Je risquais alors un œil sur cette grande pièce où évoluait la brave mère Aubry, au milieu de nombreux lits qui m'apparaissaient constituer le plus clair du mobilier. Quatorze enfants vivaient là, quand il ne s'y ajoutait quelque neveu ou nièce que les parents recueillaient le plus naturellement du monde.

Albert m'a bien souvent confié que le maigre salaire du père, embauché à l'Arsenal de Rennes, ne permettait pas toujours d'acquérir la miche de pain nécessaire à pareille nichée. Il fallait, disait-il, faire appel à la " Charité publique". Ce pénible souvenir, qu'il rappelait parfois en public, avec beaucoup d'émotion, suffirait sans doute à expliquer pourquoi cet ami se pencha toute sa vie sur les misères de la classe ouvrière.

J'ai le souvenir, plus vivant que jamais, de l'écolier Albert avec sa blouse de serge noire, son grand sac de cuir en bandoulière, la poitrine marquée de la croix " Au Mérite" que retenait un large ruban écarlate. C'était un bon écolier, au sens complet du mot.

Aussi docile et calme qu'il devint par la suite irritable et véhément il avait conquis toute l'affection du Directeur, M. Le Crioul, pédagogue averti et laïque convaincu. Celui-ci le présenta au certificat d'études en 1903 et le dirigea vers le cours complémentaire de la rue d’Echange. Je pris la direction d'un autre cours complémentaire, ce qui nous sépara pendant quatre ans de notre scolarité.

Le jeudi, ou pendant les congés, nous savions toutefois nous retrouver pour galoper à travers les prairies de Villeneuve, dont les vieux Rennais ont encore le souvenir. C'était notre terrain de jeu favori.

En 1908, Albert entre à l’école normale d'Instituteurs de Rennes. J'y étais déjà depuis un an. Il revêtit l’uniforme que portaient les normaliens de l'époque : veston bleu marine avec palmes violettes aux revers; mais il ne sut jamais respecter la forme réglementaire de la casquette à galons d’argent. Au demeurant, il fit de bonnes études en cet établissement, Son intelligence, alerte et vive, lui permettait de travailler et d'acquérir beaucoup sans trop de fatigue.

Son séjour de trois ans à l'école normale eut une influence certaine sur son caractère et décida peut-être de l'orientation de sa vie. M. Pignot était le Directeur ; M. Dubuisson, l'économe. Autant le second était sympathique, et sous un aspect rude avait un cœur paternel, autant le premier était narquois et partial, surtout envers les élèves issus des écoles urbaines.

Avec un sens averti de la psychologie des adolescents que nous étions, cet économe, au ton bourru, avait deviné et compris la jeune personnalité d'Albert Aubry. Il le conseillait, le consolait parfois, le tempérait dans ses accès de révolte. Le Directeur, au contraire, dont l'attitude hostile à cet enfant devenu terrible, se manifestait à chaque veille de congés, par une distribution désordonnée de privations de sortie, avait le don d'exaspérer notre Albert si avide d'équité et de liberté.

Lui, si docile naguère, se levait en la salle d'études, et véhémentement protestait, s'indignait, en appelait, à ses camarades, prenait la défense des victimes, bravant ainsi les punitions, les " chicanes ", que d'ailleurs le Directeur hésitait à lui infliger, tant son autorité établie était durement secouée par cet élève irascible.

Président de la " Chaufferette Normale ", association de fumeurs qui tenait ses assises clandestines au " Rucher ", Albert y arborait une maîtresse pipe dans laquelle il ne mit jamais de tabac en signe de protestation contre la volonté directoriale qui interdisait l'humble cigarette à tous les élèves de 16 a 20 ans.

Au surplus, cette lutte qu'il menait déjà, avec son tempérament bouillant, au service de ses camarades d'alors, contribua à développer chez lui une connaissance profonde des hommes, connaissance qu'il sut mettre à profit dans les circonstances les plus dramatiques de son existence.

Son premier poste d'instituteur

En septembre 1912, Albert Aubry reçut sa nomination au poste d'instituteur adjoint au Tronchet (Ille-et-Vilaine), en ce même village où il repose aujourd'hui. Alors commença une nouvelle étape de sa vie.

Il me rendit visite en mon poste de Québriac pour m'apprendre cette nouvelle et. tous deux, nous décidions d'entreprendre une reconnaissance vers ce Tronchet, dont nous dûmes rechercher, au revers du calendrier, la situation sur la carte du département.

De bon matin nous y arrivions, non sans nous être égarés. Premier contact avec le Directeur et aussi avec la population: accueil sympathique. Albert fait connaissance avec sa petite chambre au mobilier rudimentaire : un lit, une table, une chaise et une vague commode qui, pour lui, représentait le summum du confort.

" Le Tronchet :>, ancien fief des Surcouf, avec ses forêts, ses bois, ses étangs, fut pour Albert un site merveilleux, où il pouvait aller et venir sans apprêt, pénétrer en chaque demeure sans étiquette pour converser en goûtant le bon cidre du cru. C'était son terrain de prédilection pour la chasse et la pêche: la pêche surtout.

C'est dans l'exercice de ce dernier sport qu'Albert Aubry me révéla son talent d'orateur. Il adressait à la gent aquatique les appels les plus enflammés : à l'appui, ce quatrain impromptu de médiocre facture, dont pourtant il n'oublia jamais les termes :

O nobles habitants de ce fond aquatique

Ne craignez pas que l'hameçon vous pique.

Toujours nous serons pour vous pleins d'égards

Et ne dédaignerons les moindres petits dards.

Grâce à sa serviabilité naturelle et à son allure familière, Albert devint, en peu de temps, l'enfant adoptif du Tronchet. Grâce aussi à son travail intelligent dans sa classe, i1 sut conquérir l'affection de ses bambins qui, devenus hommes, la lui conservent encore. C'est dans l'estime générale qu'il s'attacha à ce hameau, où il revint si souvent. D'ailleurs, le destin l'y fixa dans la famille Mordrelle, famille (le travailleurs, exploitants forestiers, particulièrement bien considérée dans toute la région. Il se lia d'amitié avec les fils de la maison et je me dois d'évoquer le souvenir de sa fiancée d'alors, Berthe Mordrelle. à qui, en sa jeunesse, il avait voué un véritable culte.

Douce et calme, elle devint en 1917, au cours de la guerre, l'épouse qui convenait à son tempérament et à son caractère. Mais hélas ! la mort la lui ravit après quelques mois de mariage. I1 en conçut un profond chagrin.

Sensible aux malheurs d'autrui, serviable et bon, modeste, profondément épris de ,justice, de liberté, indéfectiblement attaché à l'école publique, telles étaient les qualités dominantes de ce caractère que le travail, et le besoin parfois, forgèrent au cours de sa jeunesse. Courageux devant l'adversité, compréhensif devant les peines, les ennuis, les misères de son prochain il était au surplus doué d'une volonté à toute épreuve. Sa vie durant, il le prouva maintes et maintes fois : il sut toujours " tenir ", même en des circonstances où faut d'autres auraient fléchi.

Ce tempérament de lutteur, constamment au service du peuple dont il était issu, se manifesta tout au long dune magnifique carrière syndicale, politique, voire même militaire.

Ouvrons d'abord quelques pages relatives à son action syndicale qui fut, en effet, le prélude à son action politique.

Son père eut une énorme influence sur son éducation de jeune travailleur. Le père Aubry, un grand diable au regard franc, à la parole aussi nette que l'étaient ses convictions, était secrétaire du syndicat des ouvriers de l'Arsenal de Rennes De ce fait, il se trouvait mêlé à toutes les luttes syndicales d'une époque héroïque et participait à tous mouvements d'avant-garde : Défense des droits du citoyen, Ligne des droits de l'homme, Parti socialiste, etc...

Albert, dès son jeune âge, le suivait assidûment dans les réunions. Il était donc à bonne école. Son esprit réfléchi, aiguisé au spectacle de ces luttes civiques, se trouva tout naturellement imprégné d'un ardent désir de progrès social, étayé de la volonté combative d'établir dans les faits les principes de ce socialisme humain dont il se fit l'apôtre en Ille-et-Vilaine, et partout ensuite.

Il aimait à le rappeler au cours de ses réunions : à la fin de la guerre, il fit, sur le lit de mort de son père, le serment de mener, comme lui. le bon combat contre cette misère dont il avait tant souffert, contre l'intolérance dont les siens avaient été victimes, contre l'injustice sociale qui s'étalait en permanence autour de lui, et enfin et surtout, contre la guerre dont il fit lui-même la douloureuse expérience

C'est ainsi que ce jeune homme de dix-neuf ans, dès sa sortie de l'École Normale se jeta tête baissée, avec passion, avec toute sa fougue dans les luttes syndicales.

Je laisse à notre ami commun G. Piéderière compagnon de ces premières luttes, le soin de narrer, de sa plume alerte, ces débuts du syndicalisme dont Albert Aubry ouvrit la voie parmi le personnel enseignant du département.

Son action syndicale

C'est avec un vif plaisir que je réponds ici à cet appel, me demandant de retracer l'activité syndicaliste de notre regretté Albert Aubry. Cela me permettra de revivre des heures, dont quelques-unes furent pénibles peut-être, mais surmontées aisément par l'ardeur combative de notre jeunesse. Lorsqu'on regarde en arrière, on aime revoir les périodes de la vie où l'on a essayé de " faire quelque chose ".

Je m'excuse, dans tout ce que je dirai ici, d'être obligé de parler de moi. Je le ferai le moins possible, mais quand Albert Aubry a milité sur le terrain syndical, ou bien j'étais à ses côtés, ou bien c'était lui qui m'épaulait. Notre lutte commune fit éclore entre nous une amitié fraternelle qui a été jusqu'à la mort de mon cher Albert, la joie de notre vie.

Mes souvenirs, qui rappelleront la figure du militant syndicaliste Aubry, essaieront d'être le plus possible évocateurs

Premières armes. --- En 1912, A. Aubry a vingt ans. Il est instituteur adjoint au hameau du Tronchet, canton de Châteauneuf en Ille et Vilaine, commune où je suis également adjoint.

Une section syndicale des Instituteurs et Institutrices d'Ille et Vilaine adhérente a la C.G.T., vient d'être créée. Lors de la conférence pédagogique de printemps, laquelle réunissait au chef-lieu tout le personnel enseignant du canton, j'informe Aubry de cette création Nous étions du même âge et nous sympathisions dès l'abord.

J'avais adhéré par sentiment, et aussi par amitié pour les créateurs, qui étaient de mes amis. Aubry adhéra par conviction, formé qu'il avait été par son père, vieux militant rennais.

J'avais été le cinquième adhérent; Albert fut le sixième. Nous ne devions d'ailleurs pas, jusqu'à la guerre de 14, dépasser la trentaine. Ici s'inscrit l'histoire de la première joute que livra notre ami.

Enthousiasmé par la formation d'un syndicat dans l'enseignement, dès que l'Inspecteur Primaire eut terminé sa conférence. Albert me dit : " Il faut faire connaître ça aux autres !... ". Les autres, c'étaient nos collègues, directeurs, directrices d'écoles, la plupart âgés, se souciant peu des gamins qu'au juste nous étions.

Je l'avoue, j'étais éberlué de l'audace de mon ami. " Tu marches '? -- Oui, je marche, mais on va se faire houspiller - Convoque-les, réunis-les, c'est moi qui expliquerai la chose!"

Orateur né, juché sur l'estrade de ma classe, Albert " explique la chose ", c'est-à-dire la nécessité pour tous les travailleurs de se retrouver au sein de la C.G.T., laquelle, forte de ses six cent mille membres, nous aidera à faire aboutir nos revendications, etc., etc...

Ah ! ce fut un beau chahut!

En 1912, la C.G.T. anarchisante de Jouhaux, Griffuelhes, Dumoulin, n'était guère en odeur de sainteté prés des maîtres d'école, petits bourgeois besogneux, mais pondérés et conservateurs.

Oui, mon vieil Albert, ce fut ta première réunion publique, et je ne pense pas que tu aies jamais été aussi abondamment conspué dans les milliers d'autres que tu as connues dans ta vie militante.

Je le soutenais de mon mieux du fond de la salle, mais nul secours ne nous parvint. On nous compara a un " Virus" On nous traita de "morveux ". On nous prédit toutes sortes de catastrophes pour notre carrière! Et finalement, tous ces braves gens s'en sauvérent, outrés, froissés, apeurés d'avoir pu entendre de telles horreurs!

Si Monsieur l'Inspecteur l’apprenait!

Aubry, suant et en forme, salua leur départ, de ce rire sarcastique dont tous ceux qui l'ont approché se souviennent : " Hé, ne partez pas, je n'ai pas tout dit! " criait-il.

Nous regardant, nous partîmes tous les deux d'un bel éclat de rire, un peu déçus peut-être, mais nullement ébranlés dans notre foi. Nous allâmes soutenir notre coeur et calmer notre échauffement devant une " bolée " de cidre à un sou, car nous n'étions pas riches. " Eh bien! mon vieux, conclut Albert, il va y avoir du boulot! "

Et depuis ce temps, Aubry a toujours eu du boulot devant lui. Rien ne l'a détourné, rien ne lui a fait peur, rien ne l'a arrêté... due la mort, hélas!

La section syndicale se forma cependant. La première année, nous étions quinze, quinze convaincus d'avance, évidemment, mais des gars comme Albert. Nous faisions du bruit comme une bonne centaine.

Le plus beau de notre Combat fut la création d'un " Bulletin mensuel " qui nous permit de porter auprès du personnel la propagande nécessaire. Nous fîmes connaître ce que nous étions : des hommes indépendants et fiers de leur travail. Nous clouions au pilori les mauvais collègues - cléricaux ou lèche-bottes de l' Administration -- et je tire du premier article d’Aubry, paru dans le premier bulletin de décembre 1911, la phrase suivante : " Les instituteurs syndiqués n'acceptent pas avec eux les batteurs d'estrade ni les courtisans dont la platitude nous écœure. " Cet article était signé " Paria", le pseudonyme adopté par Albert.

" Paria " se fit connaître avec les autres rédacteurs, et le personnel enseignant par curiosité d’abord, par sympathie ensuite, s'intéressa à notre publication, laquelle atteignit en peu de temps le chiffre de trois cents abonnés..

I1 est vrai que nous le soignions, ce sacré bulletin!

Chaque premier jeudi du mois, le " Comité de Rédaction ", sur un doris, dont, pour quinze francs, je m'étais assuré la propriété, s'en allait dans un beau coin de l'estuaire de la Rance, au " Chêne Vert ", et là, Chacun écrivait son article.

La " Censure " montait alors dans un arbre. " La Censure " , c'était notre bon Albert, qui prétendait avoir besoin d'une certaine altitude pour juger les choses avec autorité. Chaque article était lu, corrigé et commenté, et rien ne passait qu'Aubry ne discutât avec son sens critique si aigu.

Nous eûmes de belles luttes, et nous étions copieusement haïs par une Administration, jusqu’alors non critiquée. Aubry était toujours le premier à se moquer des menaces dont nous étions l'objet. En août septembre 1912. au moment de l'affaire du "sou du Soldat", déclenchée par le fameux Congrès de Chambéry, notre ami. Avec son rire moqueur et son beau courage nous fit tenir tête et affronter victorieusement les poursuites dont nous fûmes l'objet.

1914 -1918 - D’autres pages seront consacrées à cette géhenne affrontée par notre ami, comme il était capable de le faire.

1919 - Aubry vint me voir au dépôt du 10° d’Artillerie, où j'attendais la démobilisation. Il n'était pas encore guéri de l'affreuse blessure qui lui valut la perte de l'œil droit. Nous convînmes de reprendre notre lutte syndicale et, à la faveur des événements, de tenter la formation d’un solide syndicat des Instituteurs d'Ille-et-Vilaine.

Quinze jours après le 7 juin 1919, nous étions à l'assemblée générale de l’amicale des instituteurs. La séance, tourna de telle façon que l’intervention d’Albert Aubry amena sa dissolution immédiate et sa transformation en syndical adhérant à la C.G.T.. Le théâtre de Rennes faillit crouler sous les applaudissements.. Naturellement Aubry fut nommé secrétaire général par acclamations. Il organisa fortement le nouveau groupement.

Trois mois après, Aubry était candidat à la députation et était élu comme représentant socialiste. Je fus nommé à sa place au poste de secrétaire général du Syndicat des membres de l'enseignement d'Ille-et-Vilaine, épaulé solidement par mon ami, qui, à aucun moment, ne se désintéressa de ses anciens collègues.

1920 - Grève générale ! Défaite ! Répressions gouvernementales ! Le "bloc national " voulut tuer les opinions subversives des fonctionnaires. Poursuites ! Je connus, avec mes deux autres camarades du bureau, les honneurs du cabinet de Monsieur le Juge d'Instruction de Rennes.

Stratégie ! Manœuvres dilatoires !

Au congrès de Bordeaux, la Fédération de l'Enseignement décida de tenir tête aux menaces des gouvernants. C'était la révocation du secrétaire fédéral. Je me souviens de cette séance tragique où Gabrielle Bouët, en larmes, ne se résolvait pas à laisser son mari aller au sacrifice.

En 1912, Raffin-Dugens, député socialiste, avait sauvé la Fédération en y remplaçant l'instituteur Chalopin, révoqué dans l'affaire dont je parlais tout à l'heure : " le Sou du Soldat".

En deux mots, je m'entends avec Aubry. Je demande la parole et propose de prendre la Fédération entre les Syndicats (des Côtes-du-Nord et de l'Ille-et-Vilaine, en nommant Albert Aubry secrétaire fédéral.

Louis Bouët, militant courageux, n' accepta pas le sacrifice des autres. Sa compagne acquiesça et la gêne qui nous oppressait tous disparut aussitôt.. Le soir, à l’"athénée ", un meeting réunissait plus de dix mille ouvriers et notre Albert prononça ce jour-là, l'un des meilleurs discours de sa carrière. Plus de vingt fois, sa voix âpre et chaude, qui savait si bien trouver le chemin des coeurs, lui valut des ovations sans fin.

Les poursuites nous menaient à la Correctionnelle. Conseillés par notre Fédération, nous tentâmes tous les subterfuges pour gagner du temps. C'est ainsi qu'en juin-juillet 1931. nous transformâmes notre syndicat, en "section syndicale " régie par la loi de 1901 sur les Associations ; Aubry en devint le secrétaire.

Ces messieurs de la Justice ne s'émurent guère de nos finesses : ils se contentèrent simplement d'adjoindre Albert Aubry au lot des poursuivis, lequel atteignait le chiffre de quatre.

Cependant, sous l'égide de notre ami, le Bulletin du Syndicat paraissait tous les mois et notre idée n'était aucunement étouffée.

Arriva le grand jour : octobre . Sur les bancs de la Correctionnelle, à Rennes. Voici les quatre inculpés. Deux sont immédiatement mis hors de cause comme "grands mutilés de guerre " - on avait déjà molli en haut lieu ! . - et Aubry et moi restions seuls. Aubry était bien aussi un grand mutilé, mais on lui fit savoir qu'il était "récidiviste ", ayant accepté le secrétariat du syndicat reconstitué en pleines poursuites.

Ce furent de beaux débats !

Je vois encore Albert présentant notre défense. Le derrière aux juges, face au public, il lit des feuillets truffés de savants termes juridiques et nos trois juges paraissent très influencés. Ils font venir de gros bouquins qu'ils compulsent fiévreusement.. Par moments, notre ami trébuche sur ses feuillets, et il tait, avec son sourire un peu moqueur - le temple de Thémis ne l'intimide guère – Excusez-moi, j'écris tellement mal ! "

Or, son écriture était toujours d’une parfaite correction. Je ne comprenais pas.

Après l'audience, je le félicitai de la valeur de son argumentation et m'étonnai de ses hésitations. " Penses-tu, me répond mon vieil ami, ma plaidoirie, c'est Léon Blum qui l'a écrite et j’ai eu la flemme de la recopier... hein ! Crois-tu que je les ai épatés, les chats fourrés ! "

" Epatés ", terme du gavroche qu’a toujours incarné Albert Aubry, le gavroche de Victor Hugo, gouailleur à souhait, et bon, et sensible, et batailleur, toujours superbement courageux. Nous fûmes condamnés. Le Syndicat subit une éclipse, mais son Bulletin ne disparut pas. Le syndicalisme, en Ille-et-Vilaine, devait par la suite s'affirmer plus vivant que jamais.

Ces quelques pages vécues, sincères, montreront, je le pense, à quel point Albert Aubry fut l'un des pionniers du syndicalisme universitaire, un militant des temps héroïques, un résistant a la pointe du combat devant les persécutions. "

G.. PIEDERIÈRE.

1914

Comme tous ceux de son âge, Albert Aubry fut incorporé en 1913. Il fut affecté au 47° Régiment d'Infanterie, à Saint-Malo, où il connut, comme il le rappelait chaque fois qu'il passait sur ce champ de bataille, les joies de l'assaut à la baïonnette sur les côteaux Saint-Jouan-des-Guérets.

Puis vint la guerre. Plusieurs fois il changea de régiment, tant et si bien que, parti soldat de 2e classe en 1914, il termina en 1918 comme lieutenant de chars d'assaut, pourvu de citations remarquables, témoignages d'une conduite héroïque mais aussi nanti d'une grave blessure. Une balle explosive l'atteignit en pleine face alors qu'il observait les mouvements de l'ennemi par la meurtrière de son tank. - et cela à quelques jours de l'Armistice.

L'antimilitariste Aubry avait dignement rempli ses devoirs de vrai patriote, et fait ainsi la nique a ceux qui trouvent ce qualificatif malsonnant parce qu'ils ne savent pas ce qu'il veut dire.

L'énucléation de l'oeil droit fut nécessaire. C'est donc avec cette mutilation ajoutée aux autres blessures et gelures de pieds qu'il nous fut rendu à Rennes.

1919-Le retour à la vie civile

Le lieutenant Aubry, son bandeau noir sur l'oeil, reprit son activité civile avant même d'être démobilisé. Il fréquenta, en uniforme, la Maison du Peuple. Il appartenait au Cercle des Instituteurs blessés et convalescents dont le siège était au 1er étage, au-dessus du Café de l'Union, Boulevard de la Liberté. Là, Aubry coudoyait chaque soir, outre ses anciens camarades d'Ecole Normale, des personnalités marquantes : le "père " Bizette qui fut aussi un de ses anciens maîtres, président de l'Amicale des Instituteurs ; le commandant Avril qui devint plus tard préfet des Côtes-du-Nord... Les discussions ne tarissaient pas. Le terrain était essentiellement propice à la continuité de la lutte syndicale que reprenait notre ami.

Comme le rappelait G. Piéderière dans les souvenirs qui précèdent, ces discussions eurent pour aboutissant direct la transformation de l'Amicale en Syndicat, obtenue au cours d'une mémorable séance au Théâtre de Rennes. Le lieutenant Aubry, au milieu de la scène que désertaient les tenants de l'Amicale, face à l'assemblée générale, s'écriait : " L'Amicale est-elle morte ? ". Les "oui " enthousiastes, les bravos, les hourrahs, répondirent à la question.

Dès lors, la popularité d' Aubry ne fit que s'accroître.

En mars 1919, il fut fait Chevalier de la Légion d'Honneur. Le cercle de ses amis, élargi aux dévouées infirmières qui le soignaient, fêta dignement l'évènement. Encore un souvenir qui lui était resté cher !

Quelques semaines plus tard, au titre de secrétaire du Syndicat, en présence des plus hautes personnalités civiles et militaires du département, au milieu d'une affluence considérable d’enseignants et d’amis des écoles, il prononça un magnifique discours lors de l'inauguration du livre d'Or des instituteurs tués pendant la guerre. Il provoqua dans l'assistance une émotion profonde. Il émit alors des idées qui parurent peut-être subversives à certains, mais qui traduisaient avec force son aversion pour tel militarisme absurde, pour l'asservissement des peuples, pour la guerre surtout. Et ce discours, qui se terminait par cet émouvant appel au dévouement, gravé à la base du phare d’Eckmühl, en Penmarch, acheva de placer notre camarade au tout premier rang de l'actualité politique en Ille-et-Vilaine.

Il fut alors candidat aux élections législatives. Il n'avait jamais envisagé telle éventualité ; il n'y pensait certes pas, mais ses camarades estimaient qu'il possédait toutes les qualités requises pour devenir un représentant agissant et ardent de la génération d'après-guerre. Ils le convainquirent, l'aidèrent, et appuyé par le parti socialiste dont il se réclama, Albert Aubry entreprit, par le train, à pied, en vélo, une extraordinaire campagne électorale. Il se fit connaître jusque dans les moindres bourgades. Son emprise sur les auditoires, la véhémence de ses affirmations, la netteté de ses vues, sa foi dans le socialisme et aussi le courage devant les vérités qu'il ne masquait jamais, si dures qu'elles fussent, assurèrent son élection.

Le plus jeune député de la "chambre bleu horizon"

Quelle joie, ce soir-là, dans les milieux populaires !

Une seule personne cependant ne semblait pas goûter la plaisanterie. C'était la maman Aubry, toujours affairée autour de sa nichée. Quand son fils lui annonça "Mère, je suis député ! – "T’avais ben encore besoin de ça" ! lui répondit-elle en haussant les épaules.

Mais le fait était là. Aubry était le plus jeune député de la "Chambre bleu horizon ". Il y siégea donc en qualité de secrétaire au nombre des huit plus jeunes membres de l'Assemblée.

Élu avec 17.000 voix en 1919, il fut battu en 1924 avec 27.000 par le jeu d'une loi électorale absurde qui accordait l'élection à la majorité absolue de toute la liste de droite.

Il se reposa pendant quelques semaines à la Chapelle-aux-Filtzméens, chez son ami Piéderière, puis il reprit un poste d'instituteur à Thorigné-sur-Vilaine. A la première occasion, il est élu conseiller municipal de Rennes. Habitant à neuf kilomètres du chef-lieu, cela l'obligeait, pour assister aux réunions du Conseil, a utiliser par pluie, vent ou neige, et toujours de nuit, sa vieille bicyclette d'autrefois. Malgré tout, il fut remarquable d’assiduité.

Il s'était remarié au cours de sa première législature et avait deux fils. La situation du foyer n'était pas brillante, car Albert avait peu le souci des contingences matérielles. Il n'avait aucune économie. C'est à son traitement de maître d'école qu'il faisait appel pour répondre au volumineux courrier qu'il recevait encore, comme au temps où il était député, pour parer aux frais de propagande pour le parti en Ille-et-Vilaine, et parfois bien au-delà des limites du département ou pour le syndicat. Cette situation ne pouvait durer. Il résolut de partir pour l'Indochine.

Inspecteur de l'enseignement  en Indochine

Là-bas il se rendit compte que le terrain des idées était en friche. La mentalité des hauts fonctionnaires coloniaux heurtait ses convictions sociales. Avec la même ardeur et la même foi, il reprit alors le combat. Il parvint à insuffler ses opinions parmi les travailleurs et, en peu de temps, à recréer autour de lui ce climat de popularité qu'il avait connu dans la métropole.

Une telle activité fut jugée pernicieuse dans les hautes sphères de la colonie. Son rapatriement fut marchandé et enfin obtenu au bout de six ans. Albert Aubry dut quitter Phu-Ly, où il exerçait les fonctions d'inspecteur de l'Enseignement, pour revenir en France.

Pour bien mesurer l'étendue des regrets qu'il laissa à la colonie, il faut rappeler que le navire du retour dut retarder son appareillage de trois heures, tant la foule était dense, et tellement le pont était envahi d'amis venus là, lui manifester leur reconnaissance en offrant d'innombrables gerbes et cadeaux.

Retour en France

Rentré en France, son second mariage ne fut pas heureux. Il dut se séparer de sa femme qui regrettait surtout les honneurs passés. Mais il conserva la garde de ses fils.

Il exerça pendant quelques mois les fonctions d'instituteur dans les écoles de Rennes. Puis son état d'officier mutilé lui permit d'obtenir un emploi de percepteur. Non pas qu'il détestât les fonctions d'enseignement, bien au contraire, mais au point de vue pécuniaire, il y trouvait une nette amélioration et cela lui permettait de s'éloigner un peu de l'Ille-et-Vilaine. Il fut nommé à Montfort-le-Rotrou, à dix sept kilomètres du Mans.

Incapable de vivre seul, ayant besoin près de lui d'une affection sûre, il revint vers sa première famille du Tronchet et épousa la nièce de celle que, jeune homme, il s'était choisie. Il trouva près de sa jeune femme, non seulement l'atmosphère familiale qu'il aimait, mais aussi l'aide efficace que réclamait cet homme d'action.

Je lui rendis visite, plusieurs fois, en cette résidence et je pus mesurer le réseau de popularité qui, là aussi, s'était tissé autour de sa personnalité. L'influence d'un Albert Aubry, sans cesse grandissante dans le fief d'un Caillaux omnipotent, ne pouvait manquer d'éveiller l'attention. Si bien qu'un jour venant, les intrigues cachées du grand financier aboutirent à l'éviction d'Aubry et à son envoi, non à l'île d'Elbe, selon sa propre expression, mais à Noirmoutier.

Et là, toujours et encore, avec la même volonté de lutte, poursuivant inlassablement son but d'émancipation de la classe ouvrière, Albert Aubry s'implanta dans l'île dont la population de marins et de maraîchers s'opposait à la classe bien pensante et touristique. Il aida à la constitution et au développement du syndicalisme chez les pêcheurs, œuvra parmi eux, constamment, tant et si bien qu'il fut là aussi entouré de sympathie et de nombreuses amitiés. La réception chaleureuse que lui réservèrent les Noirmoutrins à son retour de déportation en dit long sur la solidité de ces sentiments.

Son action   dans la Résistance

C'est dans l'exercice de son métier de percepteur qu'il connut les premiers contacts avec la Gestapo. Son action clandestine qui consistait en l'installation de postes émetteurs, en la destruction de câbles, en un repérage des fortifications du mur de l'Atlantique et des unités qui les occupaient, lui valut maints ennuis desquels, avec son esprit d'à-propos, il réussit à se défaire. Mais finalement, il jugea plus habile de se mettre en congé pendant près de deux ans.

A l'expiration de ce congé, Albert fut nommé à Clisson (Loire-Inférieure). C'est là qu'à nouveau la Gestapo s'inquiéta de son action qu'il n'avait cessée de poursuivre, et l'arrêta.

Madame Aubry et son fils, sa famille connurent alors les plus cruelles inquiétudes, d'autant plus que tous le secondaient dans sa lutte clandestine. Que de courses à Poitiers, et dans quelles conditions, pour ravitailler l'emprisonné qui, plus tard, put narrer les abominables traitements subis dans les caves de cette citadelle.

La déportation à Neuengamme:

Déporté le 4 juin 1944 de Compiègne et arrivé le 7 juin 1944 au KL Neuengamme sous le matricule  34972. Libéré le 29 avril 1945 à Sandbostel.   Autre lieu de déportation: Hannover-Misbburg.

Puis ce fut l'exil, vers Compiègne d'abord, vers Neuengamme ensuite. D'autres ont décrit l'épouvantable régime de ce camp. Bien des fois, Albert Aubry m'a brossé le tableau de ces appels interminables, sous la bise glacée de ces plaines allemandes, appels si longs qu’autour de lui tombaient ses compagnons, morts de froid et domination, sans que personne puisse leur porter assistance, appels où seule sa volonté, avec la vision de sa femme et de son cher fils, le maintenait debout. Il travaillait parfois à l'effilochage de chiffons, bien que la station assise lui était pénible en raison de son excessif décharnement. Il n'échappait parfois aux coups qu'en se prétendant "blind " (aveugle) et en trébuchant devant d'imaginaires obstacles. Exploitant sa mutilation, qui d'ailleurs s'était rouverte, il imposait cependant un certain respect ses tortionnaires.

Et c'est dans ces baraques sordides, qu’il vit disparaître, un à un, nombre de ses amis rennais, dont Honoré Commeurec cité en page de garde de cette brochure. Et pourtant que de soins matériels, que d'encouragements ne leur a-t-il pas prodigués malgré sa propre santé déficiente !

Il s’en fallut de peu qu'il participât à la tragique odyssée du Cap Acorna : Embarqué pour Lübeck, dans un de ces macabres convois, où pis que du bétail, les futures victimes, pour la plupart agonisantes, étaient entassées au point que le train devait stopper par intermittence pour se débarrasser des morts.

C'est après avoir vécu cela, soutenu par une sordide nourriture faite souvent de chair humaine, qu'il fut délivré par les troupes américaines et ramené en France par avion.

Pénible spectacle qui s'offrit à sa femme, à ses amis, quand ils le retrouvèrent à l'Hôtel Lutétia, véritable squelette vivant, vieillard usé, pesant seulement trente-six kilos... mais... il voulait goûter ces fraises dont les premières apparaissaient aux éventaires des marchands de primeurs !

Entouré de mille soins, et de quelles affections, il se remit sur pied, en condition relativement bonne, et revint à Rennes. Non pour se reposer, car la tragédie qu'il avait vécue pendant seize mois n'avait eu pour résultat que d'aviver encore sa volonté de lutter contre l'esprit de guerre et de reprendre l'œuvre de toute sa vie, ce combat incessant vers des lendemains meilleurs que le séjour en Allemagne n’avait pas interrompu.

dessin4.gif (3068 octets)Son retour fut applaudi partout à Paris, à Rennes à Noirmoutier où une chaleureuse réception lui fut ménagée. Il reprit de suite contact avec les électeurs d’Ille-et-Vilaine.  Dès qu’il apparaissait, tel un revenant, sur les tribunes publiques, à l’occasion de la campagne électorale pour l’Assemblée Constituante, de vibrantes acclamations lui signifiait l'attachement des populations, resté vivace après tant d'inquiétude. Tout naturellement, il siégea à l'Assemblée Nationale Constituante, et depuis, il ne devait plus quitter le Parlement où son activité le fit apprécier de tous ses collègues.

Le défenseur des Anciens Combattants

Albert Aubry s'attacha surtout à la défense des droits des Anciens Combattants. Que de lois, que de décisions en leur faveur, à son instigation, dues à sa ténacité, à sa fougueuse opiniâtreté. Rapporteur du Budget des Anciens Combattants, Président de la Commission de Comptabilité, il sut en ses diverses fonctions imposer ses volontés et susciter d'heureuses solutions tant ses interventions, véhémentes parfois, mais toujours bien motivées, étaient marquées au coin de ce sentiment de reconnaissance du à ceux qui ont souffert pour la France et pour la Paix.nuit-4-2-48-250.jpg (18149 octets)

Président de l'Association des déportés de Neuengamme, il allait à ce titre, comme en d'autres, à travers le pays exprimer la pensée de ses compagnons de misère, et, tel un apôtre, prêcher l'instauration. d'une paix définitive - enfin! - entre les peuples.

Son activité parlementaire était doublée d'une autre activité près des électeurs du département, où il se dépensait au service de ceux qui lui paraissaient dignes d'attention, soit qu'ils étaient victimes d'une injustice, soit que par ignorance on négligence, ils ne bénéficiaient pas de leurs pleins droits. A tous, sans distinction de parti, ou de croyance, avec un esprit de tolérance que nul ne saurait contester, il apportait son appui, son aide sans restriction.

Sa disparition en 1951

Mais hélas, usé par ses blessures de 14-18, par les privations de 39-45, par cette activité débordante, il déclina en quelques mois et s'éteignit après une douloureuse maladie le 11 août 1951.

Il est difficile d'exprimer l'intense émotion, l'infinie tristesse de cette foule d'amis qui défila devant son cercueil pendant trois jours. Les Mutilés des Yeux avaient eu la délicate attention de recevoir la dépouille d'Albert Aubry en leur siège social transformé en chapelle ardente. Encadrée d'une garde d'honneur composée d'authentiques grands mutilés, elle fut veillée là du 13 au 15 août, jour fixé des obsèques. La bière disparaissait littéralement sous les gerbes et les couronnes de fleurs, barrées de larges rubans rouges, attestant des regrets unanimes. Il n'est pas d'association de Combattants, pas de groupe parlementaire, pas de haute personnalité qui ne vint apporter le témoignage de leur reconnaissance, de leur affection et exprimer leurs condoléances à Madame Aubry, son fils et sa famille. Devant le cercueil, Yves Aubry, courageux, portait sur un coussin les décorations de son père et surtout l'insigne de Grand Officier de la Légion d'Honneur qui venait de lui être décerné. Avant la levée du corps, d'émouvants discours furent prononcés par M. Schmitt, député socialiste; Temple, ministre des A.C.; Maurice de Barral, pour l'U.F.A.C. et l'Ordre de la Légion d'Honneur, évoquant les qualités du disparu et la fécondité de son œuvre. Un détachement d'infanterie, une musique militaire lui rendirent à Paris les derniers honneurs, en présence d'un groupe imposant de parlementaires et de ministres. Et j'ai vu là, aux côtés de ces personnages de marque, de très humbles électeurs d'Ille-et-Vilaine, venus de leur Bretagne, qui pleuraient comme des enfants.

Albert Aubry avait désiré rejoindre la terre natale. Un long convoi s'ébranla de Paris jusqu'à Rennes. Au Panthéon rennais, où si souvent il s'arrêtait pour relire tant de noms qui lui étaient familiers, des amis et une foule énorme l'attendaient. Les visages trahissaient la plus profonde amertume. Albert Aubry passe en cette nécropole du souvenir, entouré de vrais camarades, combattants ou socialistes, son ultime nuit à Rennes.

Le lendemain, un nouveau cortège de voitures, long de quelques kilomètres, escorta le char funèbre jusqu'au Tronchet. Des prairies avaient été aménagées pour la circonstance en parcs de stationnement. Le petit cimetière du village fut littéralement submergé par l'innombrable foule venue de tous les coins du Département et de la Bretagne. Là se déroula la plus émouvante manifestation qui se puisse concevoir : les derniers adieux de ses grands amis, de cette foule qui, dans un silence impressionnant, défila devant la dalle du tombeau encore ouvert.

J'ai évoqué, par ailleurs, le site agreste et reposant de ce hameau du Tronchet. C'est là dans le caveau de cette famille qui l'avait accueilli en sa jeunesse, qu'il repose, comme s'il avait voulu manifester encore sa fidélité aux siens et au sol de sa patrie d'adoption. Une stèle, sobre et simple, porte gravés ses titres qui rappelleront aux futures générations qu'un homme issu du terroir a bien servi l'humanité.

La peine que cause cette disparition fut grande parmi tous ses amis. Le monde des Anciens Combattants parut un instant complètement désemparé, comme si son âme lui faisait subitement défaut. Certes, de bonnes volontés au Parlement ont tenté de reprendre le flambeau. Mais l'impression de vide subsiste. Il est souhaitable qu'il n'y ait là qu'une impression et que les défenseurs des Anciens Combattants puiseront en leur foi, la force et la volonté de continuer l’œuvre d'Albert Aubry, à son exemple et dans le même esprit.

L'association des amis d'Albert Aubry

Les Rennais ont aussi mesuré la perte qu'ils venaient de subir. Fidèles au souvenir de leur ancien député et ami, ils se sont groupés en une Association dite " Association des Amis d'Albert Aubry ". L'article II des Statuts exprime nettement leurs sentiments :

" Le but de l'Association est d'honorer la mémoire d'A. Aubry, ancien député d'Ille-et-Vilaine, ancien combattant des guerres 1914-18 et 1939-45, grand mutilé, ancien déporté à Neuengamme, Officier de la Résistance, Grand Officier de la Légion d'Honneur, en se rendant chaque année sur sa tombe aux dates commémoratives des deux armistices (8 mai et 11 novembre)

" Elle se propose en outre de perpétuer le souvenir de ce fils d'Ille-et-Vilaine, dont l'action parlementaire et humaine a toujours été consacrée, avec, le plus grand souci de tolérance, à la défense des droits des Anciens Combattants et des Victimes de Guerre, et du sort des humbles ;

- d’assurer la continuité de son esprit et de sa volonté de Paix universelle ;

- de maintenir le sentiment du patriotisme, tel qu'il le conçut, et dont il était la plus pure incarnation "

J'ai l'honneur de présider aux destinées de l'Association aux côtés de Mme Aubry, présidente d’honneur

En effet, les 8 mai et 11 novembre, nous ne faillissions pas à notre engagement. En imposante délégation, nous nous rendons au Tronchet pour nous recueillir sur la tombe d’Albert Aubry. Le cérémonial de ces visites est d’une grande simplicité. Le président de l'Association s’adresse au disparu pour marquer quelques faits marquants du passé, et la foule venue par car, par voitures particulières, à laquelle se mêle la population du Tronchet, passe lentement devant la dalle funéraire qui orne la gerbe traditionnelle d’œillets rouges.

Les militants des associations d'Anciens Combattants se font un devoir de participer à ces pèlerinages périodiques. Leur assiduité et aussi la sincérité profonde de leurs sentiments attestent que le souvenir de notre ami n'est pas près de périr.

A Rennes, intervenant près de la Municipalité, les dirigeants de l'Association ont obtenu que le nom d'Albert Aubry soit attribué à une artère nouvelle de la ville. Il faut louer hautement la Municipalité de Rennes qui autrefois compta Aubry parmi ses membres et qui, aujourd’hui, comprend nombre de ses amis, d’avoir accédé aux désirs des adhérents de l'Association.

C'est le 11 novembre 1953 qu'eut lieu l'inauguration de cette rue, dans le cadre des cérémonies commémoratives de l’Armistice.. Le défilé des Anciens Combattants, conduits par leur fanfare "La Fraternelle" envahit cette artère après que le ruban symbolique eût été coupé par Madame Aubry.

Monsieur l’Inspecteur Général Benedetti, M. P.-H. Teitgen, Vice-Président du Conseil, M. le Maire de Rennes, le Général Zeller, Commandant la subdivision, et tant d’autres personnalités avaient tenu à s’associer à cette manifestation, autour de M. Samuel, représentant M. le Ministre des Anciens Combattants. Un piquet d'infanterie rendait les honneurs. Les drapeaux de toutes les Associations d'Anciens Combattants encadrèrent la tribune.

Le Président de "l'Association des Amis d'Albert Aubry ", mettant en parallèle lu jeunesse d'Albert, et la haute situation qu’il occupait en ses dernières années montra comment cet homme d’action issu du peuple, s’est élevé par ses propres qualités au sommet de la notoriété publique. Et reprenant une expression de M. l'Inspecteur Général prononcée en une autre circonstance, il conclut : " Il est si rare de rencontrer sur les chemins du devoir des hommes de cette trempe, qu’il serait dommage pour l'humanité qu’on laissât une flamme aussi pure s'éteindre et sombrer dans l’oubli. "

M. Le Strat, secrétaire fédéral du Parti S.F.I.0.rappela l’activité d’Albert Aubry au sein de ce Parti dont il était l’un des plus ardents propagandistes. M. Winant, président de l'U.F.A.C départementale résuma l’œuvre féconde au service de ses compagnons d’armes, à laquelle le nom d’Aubry reste pour toujours attaché. M. le Maire de Rennes dit sa satisfaction et si fierté d’avoir à célébrer l'inauguration d'une rue portant le nom d'un Rennais d’une telle marque. M. Samuel, au nom de M. le Ministre des anciens combattants, dans un style évocateur, souligna les traits de la personnalité d'Albert Aubry ; simplicité, familiarité souriante, serviabilité, mais aussi nette franchise, brutale même quand c’était nécessaire. Il invita les militants à suivre un tel exemple et à s'inspirer du même esprit de dévouement et de sacrifice.

Cette cérémonie consacre pour la postérité le souvenir d'Albert Aubry en cette bonne ville de Rennes qu'il affectionnait particulièrement.

Mais il est d’autres projets que nous mûrissons, et parmi ceux-ci, il en est, un qui nous tient au cœur. A vrai dire, nous n'avons pas le mérite d'en être les initiateurs. L'idée nous vient d'Albert, Aubry lui-même. Il eut aimé qu’en Ille-et-Vilaine puisse se développer un foyer d'Anciens Combattants pour soutenir et protéger ceux d' entre eux touchés par l'infortune ; un foyer ouvert à tous, où les camarades trouveraient cette aide morale et matérielle indispensable à la quiétude de leurs vieux jours.

Son idée, nous l'avons reprise. Certes des difficultés sont à vaincre, d'ordre financier surtout, mais nous ne perdons ni courage ni espoir de voir se réaliser cette œuvre au fronton de laquelle nous ferons graver, avec Fierté, "Foyer Albert Aubry".

Ne serait-ce pas un magnifique témoignage de la reconnaissance des Anciens Combattants, bien due à celui qui sera ainsi resté leur défenseur, jusqu’au bout.

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