"Ayant dirigé des missions de déminage en 1944-45 dans la Manche et
dans le Port de Brest, j'ai reçu le commandement du dragueur M.46-26 endivisionné avec
le dragueur M.46-21 de dimensions identiques, mais dont le rôle sera évoqué plus loin.
Le dragueur de mines M. 46-26
Difficile de traverser la ville détruite qui
n'était que tas de pierres, qu'on n'avait pas encore déblayés pour arriver au quai de
Kergroas, où était amarré le M 46-26. J'y suis arrivé un soir, au début décembre
1945. Il n'y avait aucun officier pour me recevoir. C'est le factionnaire français qui
m'a guidé vers la chambre du commandant située sur le pont à l'aplomb de la passerelle.
La pièce assez vaste est garnie de plusieurs hublots avec rideaux à carreaux rouges et
blancs au centre fixés à une cloison transversale. Un piano achève l'impression d'un
coin d'auberge Bavaroise.
Le bateau
Dès le lendemain matin, j'ai fait plus ample connaissance avec le bateau : C'était un
grand baleinier allemand. de 800 tonnes. Il mesurait 56 m. de long, 8 m. de large Il
n'avait qu'un appareil de propulsion ; chaudière cylindrique unique au charbon, suivie
d'une machine alternative triple expansion couplée avec une turbine B.W., ce qui donnait
beaucoup de régularité à la rotation de l'hélice.
Ce bateau a porté le nom allemand de"0stfriedland" puis "Octant" sous
les couleurs Françaises. J'ai fait le tour des machines avec le chef-mécanicien allemand
Uhlig. J'ai ouvert les foyers. La chaudière était en permanence sous pression, les feux
étaient propres, les chauffeurs assis sur un banc.
J'ai deux photos. L'une est de provenance allemande ; je l'ai trouvée dans le tiroir du
commandant allemand. L'autre photo provient du service presse de la Marine qui me l'avait
envoyée gracieusement. Vous remarquerez que sur la photo allemande le bateau a tout son
armement; surtout des armes antiaériennes. Toutes ces armes avaient été enlevées avant
mon arrivée. Sur cette photo, on voit aussi sur l'étrave une espèce de bras qui se
détache avec une sorte de cornet. C'est un bruiteur qui permettait de faire sauter les
mines acoustiques.
Le matériel de dragage magnétique se trouvait à peu près sous la tourelle avant, mais
visiblement il y avait un certain temps qu'il n'avait pas servi, le bateau avait dû être
utilisé pour autre chose. Il y avait aussi un important équipement radio Téléfunken.
Sur l'avant de la cheminée la grande cale à poisson avait été nettoyée et servait de
poste d'équipage. Les Français étaient à l'arrière.
Le bateau portait des blessures : la cheminée avait été traversée par quatre ou cinq
projectiles d'environ 30 m/m de diamètre. Le pavois à bâbord était également
enfoncé.
Telle est la description rapide de ce navire dont il fallait se servir.
Les hommes :
J'ai fais le jour même connaissance avec l'équipage ; un effectif de 38 hommes allemands
et 12 Français seulement. J'ai d'abord reçu les marins français dans l'arrière du
bateau, où d'origine en tant que chalutier se trouvait une grande chambre qui prend
tout le couronnement du bateau avec une immense table en acajou.
J'ai ensuite fait connaissance avec les Allemands dont j'ai gardé la liste des noms et
adresses. (voir en annexe) J'ai mis un interprète à l'entrée et un par un je les ai
fait comparaître devant l'aréopage français, dont j'étais le seul officier. J'ai eu la
surprise en les questionnant de m'apercevoir que le personnel pont possédait aussi des
qualifications industrielles, telles que des métiers de mécanicien ; mécanicien de
machines agricoles, de machines à coudre, de cinéma, d'entreprise, de moteurs etc...
Le personnel machines était très qualifié, et son chef, l'aspirant Uhlig provenait de
la Marine Marchande Compagnie de Navigation (Hamburg Amérika)
Nous avons aussi demandé à tous quelle était leur religion ; protestants pour la
plupart, quelques catholiques quand même. Nous avons également demandé ceux qui avait
appartenu aux Jeunesses Hitlériennes ; il y en avait quelques uns.
L'appareillage :
Nous avons appareillé pour mieux connaître le bateau et l'attitude de l'équipage. On
est parti jusqu'à Groix. Et comme il y avait de la mer, les portes qui n'avaient pas
été crochetées claquaient dans un vacarme énorme. J'ai donc appelé le Bootsman et
j'ai indiqué que je voulais que tout soit remis en ordre, avant de partir en mission.
Les missions :
J'ai reçu missions de dragage, de restituer à leurs armateurs les bateaux Français
trouvés dans le port, de transporter des gens, mission d'assistance en mer...
Concernant le dragage des champs de mines, il a fallu attendre que l'autorité militaire
demande aux Allemands ceux qui étaient volontaires pour faire le dragage de mines
(conformément à la Convention de Genève) En échange, on a promis aux Allemands
qui acceptaient, la même nourriture que les Français et l'assurance de rentrer chez eux
une fois le dragage de mines terminé. Ces promesses ont été tenues.
Concernant la circulation des bateaux, dont ceux à rendre à leurs armateurs, comme
on était pauvres en officiers et en personnel, on profitait d'un bateau comme le mien,
pour marcher devant et laisser les autres suivre à la file avec un équipage réduit et
même avec des gens qui n'avaient pas de brevet de navigation. On les dirigeaient sur la
Pallice ou les armateurs étaient prévenus de venir prendre possession de leurs bateaux.
Concernant l'assistance aux bateaux en difficulté, je me souviens qu'un vendredi au
début janvier 1946, alors que nous étions amarrés au bassin à flot de la Pallice, un
Capitaine de corvette venant d'un bureau de la Préfecture Maritime de Rochefort est venu
me demander d'aller porter secours au remorqueur côtier le "Samson" signalé en
détresse après son départ de Bordeaux, puis silence radio et reconnaissances sans
résultat de l'armée de l'air pendant trois jours..
J'ai répondu que mon bateau était indisponible car le chef mécanicien venait de me
faire constater que la bride de fixation moulée de la monture de niveau sur la façade
arrière de la chaudière était fendue, risquant d'ébouillanter les mécaniciens et
chauffeurs.
Le capitaine de corvette fit demi-tour pour en rendre compte à Rochefort et revint avec
un ingénieur mécanicien qui ne pouvait que confirmer le diagnostic. Comme il n'y avait
pas d'autre bateau disponible, nous avons reçu mission de partir quand même, peu avant
la nuit. C'était le 19 janvier 1946. Le temps était mauvais. On a longé l'île de Ré,
contourné l'épave du paquebot Champlain, pris le Pertuis d'Antioche,et fait cap au 270
et sur les 18 heures, on est tombé sur le "Samson" qu'on a ramené à la
Pallice de nuit.
J'ai rendu compte par radio à la Préfecture maritime et le lendemain, nous avons mis bas
les feux. On a pu trouver sur un des chalutiers abandonnés une monture de niveau un peu
du même genre et la remonter dans la nuit pour repartir sur Lorient.
Les mines
Concernant la mission essentielle du dragage des mines, il faut dire que les mines
existantes pendant la guerre étaient de plusieurs sortes. Les plus simples on les
appelaient des mines à orin, puis sont venues les mines magnétiques, et enfin les mines
magnétiques et acoustiques (sensibles au bruit) La seule manière de faire sauter les
mines acoustiques était d'utiliser les bruiteurs composés d'un flotteur en tôle
d'acier muni d'une hélice actionnant par sillage les marteaux situés dans la tête
cubique à l'autre extrémité du bruiteur.
La vie à bord et les relations Français-Allemands :
Concernant les relations, les marins français étaient bien sûr des gardiens et les
marins allemands leurs prisonniers. Mais les uns comme les autres étaient avant
tout des marins embarqués sur le même bateau et courant les mêmes risques. Je leur
accordais donc plus la qualification de membre d'équipage que celle de prisonnier,
d'autant qu'ils avaient ici un comportement parfait. Les relations étaient donc
confiantes et le travail était partagé en bonne intelligence.
Concernant la nourriture, elle était rationnée pour tout le monde en France et pour nous
aussi. Mais, il n'y avait qu'une cuisine et Français et Allemands mangeaient donc
exactement la même chose, commandant compris.
J'ai cependant découvert au bout de deux jours, qu'un officier allemand était caché
à bord. Il était monté prendre l'air sur le pont et tenait discours avec les hommes.
Alors, j'ai prévenu l'autorité qui se trouvait à la base sous-marine, c'était la seule
construction qui restait debout. Il a donc rejoint une destination inconnue à terre, sans
doute le camp de PGA de Lorient vers lequel on pouvait renvoyer les membres d'équipage
qui se tenaient mal.
De retour à Lorient, j'ai eu la mauvaise surprise d'apprendre que mon bateau était
réservé par le service hydrographique de la marine. Cette décision faisait suite aux
éloges du Commandant du M. 46-21 qui estimait que les deux bateaux pouvaient convenir aux
travaux du service Hydrographique auquel il avait appartenu en tant qu'officier
technicien.
Le B. 284
J'ai reçu après mon débarquement du M.
46-26 le commandement de la 28 ème Division de dragueurs baliseurs comprenant 3
bâtiments identiques dont le B. 284 que je commande effectivement.
Il s'agit de bateaux d'environ 25 m. de long à moteur Diesel de 600 CV dont je ne
possède pas de photo, d'où la silhouette à la plume, jointe.
Équipage :
17 allemands, une dizaine de Français et deux médecins allemands. Mission : définir les
champs de mines par un balisage de bouées et de corps morts sur les indications et
mesures d'une équipe d'hydrographes.
Premier Appareillage
De Lorient à la Pallice par beau temps, nous sommes au travers de Belle-Isle lorsque le
moteur a ralenti nettement. Je quitte la passerelle et par la claire- voie de la machine,
j'aperçois les deux mécaniciens de quart qui tentent de réduire les fuites d'eau de
circulation sur les culasses et raccords. N'ayant qu'un équipement modeste de
navigation, je ne puis tolérer une initiative isolée sur la vitesse du bâtiment.
Après avoir vertement saisi le chef mécanicien Bucher, nous mettons au point un plan de
réparation par nos propres moyens. Ce plan accepté par l'Etat-Major nous permet de
rejoindre Brest.
Accosté au "Paris" à Brest
Quand je suis arrivé le long du Paris pour réparer notre moteur, on s'est amarré contre
la coque de ce cuirassé qui avait été remorqué depuis l'Angleterre, parce qu'on avait
pas assez d'équipage pour le faire marcher. Il fallait 1200 hommes à bord d'un
bateau comme celui-là. En attendant, il servait de bateau base. Des gens étaient là à
regarder notre bateau allemand au moment ou l'on faisait l'appel sur le pont avant.
C'était plutôt la débandade, les prisonniers avaient les mains dans les poches.
J'appelle donc un nommé Kérébel, quartier-maître Canonnier de Lampaul Plouarzel. Je
lui dis : "Je veux de l'ordre et que tout le monde se range correctement". Il
me répond qu'il ne connaît pas l'allemand. Je lui dis : il n'y aura qu'à crier
"Achtung" et miracle, on a entendu claquer les talons dans un garde-à-vous
impeccable
Conséquence : le moteur est réparé en une semaine après démontage et rodage à bras
des six chemises, et sous mon contrôle.
Mission à Bordeaux
Après la Pallice, on est parti sur Bordeaux, avec comme base le quai de Bassens, rive
droite de la Gironde, un peu avant les grands silos de blé qu'on voit encore à l'heure
actuelle. Il y avait là une grande esplanade avec des baraquements de la guerre C'était
une ancienne base allemande que les allemands connaissaient bien.
Profitant d'un temps d'amarrage, mon maître canonnier s'en va dans la campagne voisine
chercher du ravitaillement. Il ramène entre autre des artichauts. Il n'y en avait pas
assez pour tout le monde, et l'on pensait bien les garder pour les Français. Le bateau
ravitaillé reprend la mer, passe l'estuaire, cap sur la bouée d'entrée de Bordeaux
BXA, longe sur la droite un grand pétrolier russe enfoui dans le sable et nous voilà au
large pour une mission de pose des balises, destinées à tracer le chemin que devait
emprunter ensuite la flottille de dragueurs magnétiques.
Cette mission accomplie, on pensait bien manger au repas les artichauts. Mais le maître
canonnier ne les retrouva pas. Il demande au jeune allemand qui l'assistait à la
cambuse, et l'amène tout tremblant devant le commandant pour expliquer cette
disparition.: "les fleurs, elles étaient fanées, je les ai jeté à la mer"
dit-il. Il ne savait pas que les feuilles d'artichaut se mangeaient !
La dérive magnétique
Je dois rendre hommage à la franchise de mes marins prisonniers allemands. Un jour qu'on
quittait la Pallice, longeant le Champlain,en direction du chenal d'Antioche,
j'étais
sur le pont et je m'aperçois qu'on était trop près de l'île de Ré. On n'était
plus dans l'axe. Je monte là-haut, on vérifie la carte et on me démontre que la route
suivie était la bonne puisque le point collait d'après les relevés et que le pilote
français était d'accord..
Il n'y a que moi qui n'était pas d'accord. Manifestement, quelque chose n'allait pas.
D'autorité, je dis 10 à gauche, et je ramène le bateau beaucoup plus dans le milieu.du
chenal. Le premier maître allemand Kurt Huntemahn était un peu vexé. Pourtant, dans
l'après-midi, il est venu s'excuser et me donner raison, car il avait trouvé que le
fusible du circuit de démagnétisation avait sauté au tableau électrique situé dans la
machine. Les corrections prévues par la table de correction compas, circuit en route, n'étaient donc pas applicables.
Tous les dragueurs étaient en effet équipés d'un circuit de démagnétisation pour
réduire le champ vertical propre au navire. Ce circuit constitué de plusieurs tours de
câble autour de la coque, au niveau flottaison, permettait de résoudre ce problème à
la condition d'utiliser la table de correction propre à la situation du circuit fermé
ou ouvert.
La méfiance du départ...
Dès mon arrivée, j'ai senti autour de moi une certaine méfiance entre Allemands et
Français au point de craindre qu'à l'occasion, on inverse les rôles. Quand on était
à la Pallice, si proche de l'Espagne amie des allemands, j'aurais pu me réveiller un
beau matin, prisonnier de ces derniers dans un port espagnol. (réflexe personnel, étant
moi-même prisonnier évadé en 1942)
Alors pour leur montrer que j'étais armé, j'ai sorti mon revolver et j'ai tiré sur des
bélugas et des marsouins qui suivaient le navire, mais je les loupais volontairement.
J'ai eu la surprise de voir les allemands réagir en sortant un harpon forgé de
leurs mains dans les fourneaux de la cuisine, et tirer à leur tour un marsouin qu'ils ont
aussi loupé.
Une autre fois, sur la passerelle, à la hauteur des Sables d'Olonne, j'avais à mes
côtés, le chef-pilote allemand, excellent navigateur, toujours en tenue, portant
ostensiblement sa croix de fer sur la poitrine. Alors moi aussi, j'avais mis mes deux
décorations, la croix de guerre avec citation et la médaille de la Résistance, qu'ils
considéraient comme la médaille des terroristes. Raison de plus pour rester sur mes
gardes.
On était là à se toiser quand il s'écria : "Fish, fish". Il avait
aperçu un bateau de pêche. Nous voilà du coup sur la même longueur d'onde,
uvrant ensemble pour accoster le bateau de pêche. Les pêcheurs ont compris tout de
suite et ont couvert le pont de poissons frais, blanc, qui regorgeait à cette époque,
car après quatre ans de guerre le poisson n'était pas pêché comme il l'est de nos
jours.
En remerciement, il ne faut pas le dire, on leur a pompé sur nos réserves un bidon de
gazole et chacun est parti content de son côté.
Cette anecdote montre qu'il y avait, quand même, une certaine communauté de vie sur cet
îlot flottant qu'est un bateau, où les gardiens étaient soumis aux mêmes règles que
les prisonniers, le partage rapproche les hommes.
Il n'en demeurait pas moins quelques divergences. Par exemple, les Allemands
répugnaient à rendre le salut aux bateaux que l'on croisait. Il m'a fallu insister
plusieurs fois pour obtenir qu'ils respectent cet usage.
Souvenir d'une escale à Belle-Isle
Après un bon coup de tabac, on était allé mouiller sous Belle-Isle, à quelques
encablures du Palais. On avait mis à l'eau la baleinière qu'on voit à l'arrière sur le
croquis. J'avais été étonné de voir tant de volontaires débarquer avec de grands
paniers sortis je ne sais d'où. Je m'étais bien demandé ce qu'ils voulaient faire.
Arrivé au Palais, il y avait beaucoup de marchands sur les quais, c'était le marché.
Ils le savaient. Je découvre qu'ils avaient eu l'habitude de venir ici, car j'entendis
les marchandes les appeler par leurs prénoms. Alors, on a fait plein de provisions,
surtout des choux, betteraves qu'on a embarquées, satisfaisant ainsi Huntemann premier
pilote qui m'avait précisé que les allemands ne demandaient pas de la cuisine fine mais
"beaucoup".
Conclusion
Ayant été promu Lieutenant de vaisseau le 4 juin 1946, mon remplaçant est désigné. Il
s'agit du Lieutenant de vaisseau Cavalié à qui je remets le commandement le 30 juillet
dans les formes réglementaires à la Pallice, bassin à flot.
Cet officier aura la mission de conduire plus tard le navire à Hamburg où les
prisonniers ont été libérés."
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