TEXTE INTÉGRAL DE L'EDITORIAL DU FIGARO

DU 19 SEPTEMBRE 1945

Ne pas leur ressembler

L’article que nous mettons aujourd’hui sous les yeux du lecteur, nous aurions souhaité, nous avions espéré n’avoir pas à l’écrire. Les renseignements, les protestations qui nous parviennent de divers points de la France nous obligent à rompre un silence qui, s’il couvrait des abus devenus indiscutables, ne pourrait s’abriter derrière aucune excuse.

La France détient actuellement un assez grand nombre de prisonniers allemands ; les uns sont tombés entre nos mains au cours des batailles ; les autres nous ont été confiés par nos Alliés pour couvrir une partie de nos besoins en main-d'œuvre et aider à notre reconstruction. Il était normal que ces hommes, membres d’une armée qui a multiplié sur notre sol les violences, les déprédations, les exécutions, les massacres, citoyens de la nation responsable des horreurs infernales de Buchenwald, de Belsen et d’Auschwitz, fussent traités avec sévérité. Nul ne songerait à s étonner que dans les camps de prisonniers allemands la discipline fût rude, le régime ascétique, le travail pénible. Mais ce qui est inadmissible, pour toute conscience de Français civilisé, c’est que. dans un certain nombre de camps, soient violées, au détriment des Allemands, non seulement les règles internationales concernant les prisonniers de guerre, mais encore les lois plus générales qui commandent, même à l’égard des vaincus, le respect de la dignité humaine.

Nous apprenons que, dans certains camps, une grande partie de la nourriture, en principe à peu près suffisante, affectée aux prisonniers de guerre, est détournée de sa destination, que l’on y voit errer des squelettes vivants presque semblables à ceux des camps allemands de déportés, et que les morts par inanition y sont nombreuses ; nous apprenons qu’il arrive à ces prisonniers d’être frappés sauvagement et systématiquement ; nous apprenons qu’on emploie certains de ces malheureux à des travaux de déminage sans leur fournir d’appareils détecteurs, ce qui fait d’eux des condamnés à mort à plus ou moins bref délai. Il faut que ces pratiques cessent ; il faut que ceux qui s’en rendraient coupables soient frappés implacablement. Il n’y va pas seulement du "bon renom" de la France : il y va de la pureté de la noblesse de l’image que tout Français doit pouvoir se faire de son propre pays.

Certes, la garde des prisonniers ne peut être confiée à des saints. Les lieux où sont rassemblés les êtres humains que la force de la loi, ou celle de la guerre, prive de la liberté voient généralement se rassembler autour d’eux la faune qui vit de la misère et de l’humiliation. Mais ce qui, pour toute conscience un peu délicate, est déjà intolérable lorsqu’il s’agit du bagne, l’est vingt fois plus encore lorsqu’il s’agit des camps où l’on garde des soldats désarmés. Chaque injustice, chaque affront, chaque vol, chaque coup qui frappe un soldat allemand vient, à travers sa victime, souffleter le visage de la France.

Nous pourrions avancer l’argument de l’intérêt : ces hommes dont les muscles peuvent aider à notre relèvement, nous nous faisons tort à nous-mêmes en leur cassant les côtes, ou en les laissant mourir de faim. Mais cet argument devrait être inutile, et il a quelque chose de honteux. Nous gagnerions quelque chose à traiter humainement nos prisonniers, certes : mais nous n’en devrions pas moins les traiter humainement, quand bien même nous y perdrions.

"Qu’il en meure le plus possible, disent les apôtres de la férocité :

cela fera toujours autant d’Allemands en moins." Cet argument est plus qu’ignoble : il est absurde. Puisque nous ne pouvons raisonnablement penser à faire mourir quatre-vingts millions d’Allemands, à quoi peut-il servir d’en faire mourir quatre-vingt mille, sinon à mettre en terre les semences de l’inexpiable, les germes de ces épis de haine et de vengeance qui sont inévitablement, tôt ou tard, moissonnés ?

Oui. L’on va nous objecter encore les tortures de la Gestapo, les chambres à gaz, et ces montagnes humaines qui furent découvertes dans les camps de déportés, où les mourants étaient mêlés aux cadavres. Mais ces horreurs n’ont pas à faire l’objet d’une compétition sportive et, sur ce plan où l’adversaire a porté le débat franco-allemand, il vaut mieux nous avouer battus d’avance. Si les peuples qui ont subi de telles abominations estimaient que leur droit est de rendre coup pour coup, l’horreur n’aurait pas de fin. En appliquant le talion, la victime descend au niveau de son bourreau et détruit son droit à le condamner. Nous avons le devoir de juger les crimes hideux de l’ennemi, nous avons le devoir de prendre toutes les mesures indispensables pour empêcher radicalement cet ennemi de reprendre un jour sa marche vers le crime. Mais nous avons aussi le devoir de ne pas lui ressembler.