Extrait des annales de Normandie N° 2 Juin
1994-Elisabeth Neyreneuf
LES COMBATTANTS DE LA PAIX
L'état des lieux
Début septembre 1944, tandis quil roulait vers Caen à bord de
sa traction-avant, Henri André ne se doutait pas de lampleur de la tâche
qui lattendait. Dès la libération de Paris, en août 1944, il avait été nommé
en remplacement de lingénieur en chef du Génie rural Havy, tué en service
commandé. Quittant sur-le-champ son poste de Nantes, il fit le plein de sa voiture en
alcool absolu, carburant de remplacement dune essence réservée à la guerre et
dont linconvénient est de nêtre utilisable que sil ne fait pas froid.
Les bagages du voyageur furent réduits au strict nécessaire dont faisaient partie duvets
et couvertures, précautions élémentaires en vue dun gîte de fortune dans une
ville aux trois-quarts détruite.
Laction du Génie rural étant centrée sur léquipement
des campagnes, Henri André avait quelques raisons de penser que son rôle consisterait à
pallier lurgence du ravitaillement aussi bien de la population que celui des
troupes. Lobjectif majeur était donc de remettre en état de culture un sol
transformé durant plus de deux mois en champ de bataille avant le recul des armées
ennemies vers le nord.
Quiconque traversait le département du Calvados à la fin de
lété 1944, pouvait se sentir écrasé à la vue des dévastations des campagnes
désertées par fermiers et exploitants, et comme figées tout à coup dans un temps qui
se serait arrêté : champs éventrés par les bombes, ponts coupés, routes défoncées
jalonnées dépaves de chars, bourgs et villages, autrefois prospères, réduits en
monticules de pierres groupés autour de ce qui restait dune église dont le clocher
pointait vers le ciel, en signe de détresse.
Il faudra près de trois ans pour nettoyer et remblayer 2,7 millions de
mètres cubes dexcavations. Fontaine-le-Pin au cur de la "poche de
Falaise", où la bataille fit rage plusieurs jours, est lun des exemples les
plus significatifs : 1.579 trous de bombes furent comblés, soit un volume de
118.000 m3 de terre dont le maniement exigea 48 jours de labeur. On pourrait
aussi citer les alentours d Aunay-sur-Odon, Villers-Bocage, Fontenay-le-Marmion, La
Hogue ou Sannerville.
Ces travaux relevaient de facto des services du Génie rural qui
se limita à lindemnisation des agriculteurs capables de combler eux-mêmes les
cratères isolés, creusés par des obus de faible calibre. Lexploitant travaillait
avec une niveleuse tractée par un cheval et, pour gagner du temps, il labourait et semait
dans la foulée. Les chantiers plus importants, Henri André les confia à son adjoint M.
Laplanche. Ce dernier fit appel à des entreprises privées et aux bulldozers achetés aux
surplus américains par le Ministère de la Reconstruction. En outre, aux fins de rendre
le terrain à la culture lorsque les Alliés quittèrent la région, les ingénieurs du
Génie rural furent chargés dôter toute trace de campements, terrains
daviation de fortune (une dizaine d"air fields") et quatre grands
dépôts de matériel (Littry, St-Martin-des-Entrées, Tilly-sur-Seulles et Audrieu). Les
frais des travaux furent imputés au "prêt-bail", organisme daide
mutuelle entre la France et les Alliés, géré par le ministère des Finances.
Mais la remise en état des terres, pour une grande partie, était
subordonnée à un préalable de taille : le déminage dun sol truffé dengins
explosifs de toute nature. Des accidents mortels, au retour dexode des populations
rurales sinistrées, exigèrent une intervention immédiate. Les armées alliées avaient
assuré dans les mois qui suivirent le Débarquement un déminage ponctuel, limité à la
sécurité des convois militaires. Autrement dit, les grandes routes de communication et
daccès aux ports et terrains daviation. Mais, avec le déplacement du front
vers lest et le nord, les terrains minés demeuraient à labandon. Un
déminage exhaustif simposait donc, tâche qui revenait de droit au ministère de la
Guerre. Mais là aussi personne nétait disponible :
les unités du Génie français se battaient sur le front dAlsace
où se livrait la terrible bataille de Colmar.
L'ordre de mission et les premiers volontaires
En janvier 1945, Henri André reçut sans préambule un ordre émanant
du ministère de lAgriculture : il devait dans les plus brefs délais entreprendre
le déminage du Calvados. Le pli laconique ne fournissait aucune précision quant aux
moyens nécessaires dy parvenir, mis à part louverture dun crédit.
"Lénormité de la somme me fit appréhender létendue de la mission
prioritaire qui métait confiée", souligne H. André qui sattela
aussitôt au travail. Toutefois, en labsence de spécialistes, qui pourrait-on
recruter ? Le Génie rural fit appel au civisme des Français. Un quartier général des
volontaires fut aussitôt installé à Cabourg, lieu de villégiature dont les capacités
daccueil avaient été relativement épargnées par les bombardements de la côte et
qui possédait par surcroît danciennes installations allemandes le long de la
Divette.
Sept téméraires se présentèrent au premier cours de formation
assuré par des sapeurs du bataillon du Déminage qui leur enseignèrent lABC du
métier avec un matériel des plus rudimentaires : pics, baïonnettes et quelques
"poêles à frire" négociés auprès des troupes alliées ou fabriqués sur
place. "Je me souviens, déclare Henri André, dun des premiers essais dans un
herbage du Bas-Cabourg. Je me suis joint à mes hommes qui, sondant à genoux le terrain
tous les 25 cm, déplaçaient ensemble la bande blanche de sécurité, au fur et à
mesure de leur progression". La technique consistait à enfoncer délicatement le pic
dans la terre, sous un angle bien précis de façon à aborder la mine sur le côté et
non verticalement pour ne pas la faire sauter...
Ce prélude héroïque se prolongea jusquaux derniers jours
davril 1945, marqués par la capitulation de lAllemagne et la création
consécutive dun ministère de la Reconstruction désigné sous le sigle
M.R.U. dont les attributions comportaient une direction du déminage. Pour les
départements du Calvados et de la Manche, en dépit des fortes densités dengins de
guerre, la direction des opérations fut attribuée officiellement aux ingénieurs en chef
du Génie rural, MM. André et Baud, qui furent investis dune double responsabilité
relevant de deux ministères.
Au fil des mois, les effectifs tous volontaires qui
atteindront le nombre de 400 civils sétoffèrent et saguerrirent sur
le terrain après un passage obligé à lEcole du déminage. Non sans pertes
humaines : au cours de la première année, vingt démineurs donnèrent leur vie pour
rendre à leur pays la sécurité dantan.
L'organisation de près de 90 commandos de
déminage
A ces Français sajoutèrent par vagues successives, à partir
des mois davril-mai 1945, 4.900 sous-officiers et soldats de la Wehrmacht
destinés au seul département du Calvados, lun des plus miné de France.
La capitulation du 8 mai 1945 stipulait que larmée allemande
sobligeait à enlever tous les engins de guerre mines, munitions et bombes
des territoires que le IIIe Reich avait occupés.
En effet, tant que les combats se poursuivent, la convention de Genève
interdit lutilisation des prisonniers de guerre pour des travaux tels que le
déminage.
Quand Henri André fut avisé que des prisonniers étaient mis à sa
disposition, il se rendit avec un interprète à la prison de Caen. Dans la cour, il fit
aligner les hommes avec leur livret militaire à la main. Fort de son expérience de
lieutenant du XXIIe groupe de Reconnaissance pendant la drôle de guerre, il
choisit exclusivement les hommes ayant servi dans des unités combattantes et il se fit un
devoir de les traiter en soldats. La situation était paradoxale : des militaires se
trouvaient sous les ordres de civils. Ils étaient encadrés par 400 gardiens munis
darmes de récupération fournies par la Gendarmerie ou de fusils de chasse
expédiés en renfort, faute de mieux, du Fort de Vincennes. Les gardiens étaient en
outre chargés des problèmes de logement et de nourriture. Les prisonniers furent
répartis en commandos jusquà 90 et logés sous la toile ou dans des
fermes inoccupées. Un millier de soldats SS fut installé à part dans
des camps entourés de barbelés, aux abords des zones les plus dangereuses à déminer.
Durant plus de deux ans, prisonniers et démineurs uvrèrent en
une collaboration exemplaire à débarrasser le sol de tout piège mortel, en
désamorçant des tonnes dengins qui navaient pas explosés. M. Piattier se
souvient: "A part quelques incidents mineurs, nous navons rencontré aucune
contestation de la part des prisonniers allemands qui se sont pliés à la discipline
dun travail partagé". "Nous avons vécu quotidiennement, renchérit M.
Leclerc, les uns et les autres, le même stress de la peur au ventre..."
A Cabourg, le service sétait charpenté sous la responsabilité
de M. Champeaux, spécialiste en explosifs. Dans le but dépargner des vies, les
Allemands reçurent à leur tour une instruction adaptée à leur mission. Les démineurs
qui les formèrent avaient été au préalable instruits à 1Ecole du troisième
bataillon du Génie, siégeant à Houlgate. Cette formation complétée par un stage à
Septeuil fut suivie notamment par M. Leclerc, adjoint de M. Champeaux et M. Piattier qui
de chef démineur accéda au rang de chef artificier. Avec dautres spécialistes
comme MM. Madeleine, Coênne et Tanguy, ils menèrent les opérations des commandos
constitués par les prisonniers de guerre.
La formation des prisonniers
A lEcole de Cabourg, un feldwebel du Génie dAssaut,
Georges X Sattacha particulièrement à la formation de ses compatriotes. Décoré
de la Croix de fer de première classe, il bénéficiait, en matière de mines, dun
expérience irremplaçable qui le prédisposait à remplir cette fonction. Il connaissait
fort bien le machiavélique piégeage de mines établies aux endroits, les plus inattendus
signalés aux Allemands au moyen dun code aussi secret que variable. Leffet de
surprise est une arme essentielle dans la guerre des nerfs.
Si la première instruction se déroula en situation réelle avec un
matériel insuffisant, ceci jusquà la fin de lannée 1945, elle laissa
place à un enseignement plus méthodique qui rendit le travail moins meurtrier. Les
risques étaient en effet innombrables et exigeaient le perfectionnement technique des
civils français comme des militaires allemands. La prudence était le maître mot et on
ne manquait pas de rappeler aux uns et aux autres le sort tragique dun Allemand
debout dans un half-track qui sortit sans raison la tête au moment même où une mine
éclatait. Ce véhicule, muni de chenilles à larrière, tirait par mesure de
sécurité une charrue qui labourait le sol, en une ultime vérification justifiée comme
on le voit.
La nourriture dans les commandos
Au moment de leur affectation dans les commandos, les prisonniers de
guerre souffraient pour la plupart dun état physique plutôt désastreux. Les
Alliés avaient ramassé tant de prisonniers que leur ravitaillement posait problème. En
quelque mois, ils furent remis sur pied. Le Génie rural était bien placé pour conclure
un marché avec les abattoirs et il prit livraison de lots de têtes de vaches. On ne
soupçonne pas la quantité de viande que lon peut en retirer. De leur côté,
certains éleveurs incitèrent les Allemands à leur donner un coup de main à la traite
ou ailleurs, naturellement après leurs heures de travail. En compensation,
lagriculteur reconnaissant payait en nature et les faméliques prisonniers ne furent
pas longs à retrouver la santé. De ce point de vue, ils étaient plus heureux que leurs
compatriotes qui leur écrivaient dAllemagne de ne point chercher à revenir en un
lieu où lon trouvait difficilement de quoi survivre. Cet état de fait limita les
évasions, du moins durant les deux premières années. Linformation venant
dAllemagne par le canal des correspondances était étroitement surveillée. Une
équipe de censure composée de quatre agents bilingues parcourait les lettres et
rédigeait un rapport hebdomadaire. "Vous êtes nourris convenablement, déclaraient
en substance les familles, et même si votre travail est périlleux et vos vêtements en
lambeaux, vous êtes encore plus heureux que nous.
L'habillement
Les tenues étaient certes élimées et déchirées, mais comment y
porter remède ? Le service avait bien touché pour ses administrés des cartes
dalimentation mais il ne lui avait été délivré aucun de ces "point
textile" que lon distribuait avec parcimonie à la population française. La
priorité était légitime quand elle sappliquait aux tenants de cartes
"sinistré total" en vue de leur reconstituer une élémentaire garde-robes.
Le cuir faisait tout autant défaut et pour chausser les prisonniers,
ont eut recours aux galoches et aux sabots. En dépit de ce dénuement, les sous-officiers
ne toléraient de la part de leurs hommes aucun laisser-aller. Lun deux reçut un
coup de trique avec ordre de remplacer les clous qui manquaient à ses sabots un autre fut
mis aux arrêts dans une casemate pour refus dobéissance. A ces sanctions
infligées par un gradé, le soldat nopposait aucune récrimination.
750.000 mines extraites
Mois après mois, le travail allait vers son terme grâce à
laugmentation du nombre des prisonniers, lefficacité du personnel
dencadrement administré par M. Catel et lamélioration du matériel. Le
résultat est éclairant : dans nos campagnes du Calvados, une surface totale de 20.750 ha
a été déminée, ce qui a nécessité la fouille et le comblement de 20 000 m3 de
terre dont 750.000 mines furent extraites en moins de trois ans. Sans les prisonniers
allemands, il aurait fallu facilement sept ans de plus.
En mars 1947, il ne restait plus à sonder que des terrains sans
intérêt agricole, tels le mont Canisy et la falaise située entre Houlgate et Villers.
Les quelques terrains de la région de Maisy sur environ dix kilomètres reçurent un
traitement spécial. En effet, cette zone côtière était considérablement minée comme
lensemble du littoral des départements de la Manche et du Calvados. En outre,
lendroit fut arrosé de bombardements intensifs au point quil était
impossible dy faire un travail efficace sans risquer de sacrifier un grand nombre de
vies humaines. Henri André proposa denclore sévèrement ces terres qui redevinrent
herbagères on y fit paître des bovins durant une saison qui savéra sans incidents
et lon en déduisit que les mines étaient si profondément enfouies quelles
ne présentaient plus de danger.
Le mont Canisy renfermait un dépôt de munitions dont lon
récupéra la poudre, précieux explosif qui faisait défaut au service des Poudres. On
obtura laccès aux souterrains, profonds de 30 à 40 mètres, avant de remettre les
lieux à lAutorité militaire. Quant à la falaise de Houlgate, dite "les
Vaches noires", terre marneuse recelant les plus belles ammonites, il fallut mener
une expédition digne de montagnards, avec corde de rappel. Ainsi le terrain fut
contrôlé dans son entier et lamateur de fossiles peut aujourdhui explorer le
lieu en toute sécurité.
Les grands chantiers, on la dit, se trouvaient sur le littoral et
en arrière des agglomérations comme à Clairefontaine, champ de courses situé aux
environs de Deauville et jalonné de mines anti-personnel, dispersées au point quil
fallut sy reprendre à deux fois. A quelques kilomètres, le bois de Bavent, où la
bataille dura deux mois, offrait des difficultés similaires car pendant un an et demi y
travaillèrent trois cents SS. Le débroussaillage se fit à la mode vendéenne avec
"le croissant" fixé au bout dun long manche. Il fallait prendre garde aux
grenades dégoupillées reliées dun arbre à lautre par un fil rampant. Autre
domaine, celui-là réservé aux SS du camp de Maisy, dans la région proche du
département de la Manche, à Géfosse, Grandcamp, Cricqueville, Vierville, St-Laurent,
Colleville, Port-en-Bessin et Commes..., ainsi que le raconte M. Madeleine dans un article
publié par le journal Paris-Normandie en date du 14 mai 1970.
Les différents types de mines
Rappelons que les mines constituent une arme proprement défensive et
quil y en eut donc peu provenant de lattaquant allié. Malgré cela, il arriva
par deux fois un accident dû à une mine anglaise placée, nul ne sait pourquoi,
en plein milieu dun champ. Le passage au compteur Geiger nen signala aucune
autre. Il y eut bien un champ de mines dorigine anglaise dans la région de
Deauville mais il venait du fait des Allemands qui avaient utilisé le produit dune
récupération effectuée à Dunkerque, en juin 1940.
Si les champs de mines de l'armée allemande étaient soigneusement
programmés selon des plans dont certains furent retrouvés à Hambourg, il nen
était pas de même pour les engins posés "à la volée" lors dune
retraite. Cest ainsi que lon déplora plusieurs accidents mortels
imprévisibles aux environs de Vire, un agriculteur revenant des champs sauta avec sa
camionnette au moment où il garait son véhicule sur la berne. Lendroit fut
contrôlé et non sans résultats. M. Leclerc donne lexplication du mystère les
routes minées se signalaient aux connaisseurs par une couche de bitume fraîchement
répandue sur les engins de mort. Les conducteurs ainsi avertis, les chars passaient alors
par les bas-côtés. En une ruse de guerre au second degré, les poseurs de mines
inversaient les données.
Impressionnant est linventaire des mines, chacune faisant appel
à une technique spécifique pour les désamorcer, quelles soient faites de métal,
de porcelaine, de verre ou de bois. Elles étaient remplies, les premières du moins, de
billes métalliques au nombre précis de 365 comme les jours dune année. Par
la suite, elles explosaient en bouts informes de ferraille ou en rondelles de béton. Les
unes, généralement piégées, étaient spécialisées dans la lutte anti-tank, les
autres visaient les personnes. Certaines, dites bondissantes, sautaient à hauteur
dhommes.
La visite des épaves, chars et tanks de toute provenance, faisait
partie des attributions du service. Près de la voie ferrée de Caen à Villers-Bocage,
chacun a pu remarquer une série de chars alliés décimés par un seul tigre ennemi. Ce
dernier sétait embusqué derrière la voie de chemin de fer en remblai entre Mouen
et Grainville-sur-Odon. Sa tourelle dépassait tout juste le niveau des rails avec une
visibilité donnant sur la plaine de Cheux et impunément, il tirait sur tout ce qui se
présentait.
La mer appartient au fief à la Marine nationale. Elle était infestée
de deux sortes de mines. Les unes, mines magnétiques volumineuses, étaient parachutées
pour garnir le fond des mers à destination des gros vaisseaux du type cuirassé.
Lune de ces mines atterrit malencontreusement dans les marais de Troarn où onze ans
plus tard elle eut le tact dexploser spontanément en pleine nuit sans faire de
victimes. La déflagration fut si forte quelle réveilla les habitants du coin qui
crurent un moment à un tremblement de terre.
Un autre type de mines marines visait les
barges de débarquement. Reliées par une chaîne à un crapaud ancré au fond de
leau, elles flottaient entre deux eaux quelle que soit la hauteur de la marée. Lors
de grosses tempêtes, il arrivait quelles se détachent et séchouent sur les
plages. Il revenait alors aux services terriens de les éliminer après les avoir fait
sauter. En 1946, la Marine demanda au service du déminage une équipe dune
cinquantaine de prisonniers allemands pour donner la main à une opération de ratissage
de mines entre Cherbourg et Trouville. En Baie de Seine, un coup de vent dispersa la
petite flottille une barge coula, une autre dériva vers le Havre et la troisième
séchoua sur la plage de Lion-sur-Mer. Au petit matin, les habitants se
précipitèrent pour satisfaire leur curiosité et certains se mirent à piller
lépave. Les gendarmes intervinrent en publiant un avis plein de menace qui
enjoignait quiconque avait pris "par mégarde" ce qui ne lui appartenait pas de
le remettre sans tarder à la police. Faute de quoi, il était passible dune peine
allant, foi de Code maritime, jusquaux travaux forcés à perpétuité.
Juin 1947, le début du
rapatriement des prisonniers
Le bilan de mars 1947 laissait prévoir
quau mois doctobre suivant le déminage et le plus gros du désobusage
seraient terminés. . Les prisonniers allemands qui servaient dans les exploitations
agricoles reprenaient le chemin de leur patrie et une large publicité incitait les
agriculteurs à prendre livraison des tracteurs, moissonneuses-batteuses et autres
machines à traire, matériel pour lequel le plan Monnet prévoyait une importation
globale de 40.000 unités...
...La passation à la direction du M.R.U. dun
service jusque-là assuré par le Génie rural correspond au départ des derniers
prisonniers de guerre. Ils avaient été humainement traités, ce que les organismes
Quakers, Croix Rouge et YMCA sétaient plus à reconnaître. Trois aumôniers, deux
luthériens et un catholique, entretenaient leur vie spirituelle en faisant la tournée
des camps grâce aux trois mobylettes qui leur étaient affectées. Dès le mois de juin
1947, les prisonniers furent rapatriés par petits groupes. Certains les avaient devancés
en s évadant par une filière établie par leurs compatriotes qui conduisaient les
camions américains de Normandie à Aix-la-Chapelle. Avertie du fait, la gendarmerie tenta
de sinterposer en arrêtant un convoi pour vérification du transport. La Military
Police daccompagnement intervint en signifiant aux gendarmes de laisser le
passage libre, sinon il serait donné lordre aux chauffeurs de forcer le barrage...
Les pertes humaines
En octobre 1947, une plaque fut apposée au siège des services
du M.R.U., alors baraquement provisoire. Ainsi devait être honorée en son temps la
mémoire des victimes du déminage auxquels le pays est aujourdhui encore redevable
de leurs actes héroïques. Devant une imposante délégation de notables, Henri André
fit lappel des "28 héros obscurs de cette bataille de la paix",
appel auquel répondit un de leurs camarades sévèrement mutilé.
M. Arnaud, président du Syndicat national des démineurs, rappela que
sur 3 000 démineurs en exercice pour lensemble de la France, 533 avaient trouvé
la mort et 1.732 avaient été blessés.
Dans le Calvados, lon comptait 107 blessés dont certains sont
devenus aveugles, et lon ignore tout de ceux qui furent commotionnés et ne
sen remirent jamais. Lon a déjà parlé du stress, un mot qui revient encore
aujourdhui à chaque instant dans la bouche des chefs démineurs.
Lors de linauguration de la plaque commémorative, la guerre
était trop récente pour que lon associe au sacrifice des civils français celui
des 152 militaires allemands tués en service commandé.
Lorsquen juillet 1945, près dOuistreham, deux
accidents survenus le même jour firent 8 victimes parmi les Allemands, une cérémonie
religieuse fut prévue à léglise du lieu. Heureusement quelquun vint
prévenir la direction que les familles des déportés se préparaient à une
manifestation de protestation. Il fut décidé de transporter les cercueils à la chapelle
de lHôpital de Caen où tout se passa dans lordre. Les honneurs militaires
furent rendus par un piquet de quatre soldats français en armes, commandés par un
sous-officier. Il semble que par la suite, lon prit lhabitude denvoyer
les accidentés allemands à lHôpital, y compris ceux qui étaient morts. Ceux-là,
disait-on, ont pu mourir durant le transport...
Aujourdhui, lEurope se construit et cinquante ans après la
bataille de Normandie, lon peut dédier lécheveau de ces souvenirs à
lensemble des combattants pour la paix qui ont, selon le mot de leur ancien
administrateur Henri André, permis "à la grande uvre de la reconstruction de
saccomplir". Les noms des soldats allemands nous sont inconnus mais chacun peut
les associer aux Français dont les noms sont gravés sur la pierre. encore faudrait-il
que le monument du souvenir demeure en bonne vue. Malgré les démarches faites avec
opiniâtreté, la plaque à lheure daujourdhui attend toujours
dêtre inaugurée à une place enfin définitive où hommage sera rendu au sacrifice
de ceux qui font trop souvent partie des oubliés.
Elisabeth NEYRENEUF |