Témoignage: (Extrait d'un
livre sur la Résistance dans la Manche)
Marcel Leclerc est connu pour son
livre sur : " La Résistance dans la Manche ", que nous avons évoqué dans
l'avant-propos.
Il a également édité une
plaquette d'une soixantaine de pages. intitulée : " Souvenirs de ma
déportation en Allemagne ". De ce témoignage bouleversant, qui
mériterait d'être intégralement reproduit, nous donnons deux textes : "
Le premier appel " et " Noël ". les autres extraits concernent des
déportés de la Manche dont les noms ont été cités dans le chapitre : "
Les années sombres et difficiles ".
Il va de soi qu'il s'agit
d'un hommage, de notre part, à tous nos camarades déportés-résistants.
Au Struthof : le premier appel
" Nous voici enfin prêts
pour l'appel du midi. Le spectacle est impressionnant. Sur les sept
plates-formes étagées, couvertes de neige, les détenus sont alignés
impeccablement, flanqués du chef de block au brassard noir. Tout en
haut, dans un mirador, un soldat casqué, emmitouflé dans sa longue
capote verte, veille le doigt sur la mitrailleuse braquée vers nous ;
sur la plate-forme supérieure se tient le groupe des S.S. entourant le
commandant du camp. le sinistre Kramer.
Nous grelottons sous la
bise glacée. Soudain apparaît un camion, duquel sont immédiatement
sortis des cadavres sanguinolents, puis des détenus. encore vivants, que
l'on transporte en les traînant dans la neige, jusqu'aux deux blocks du
" Revier " (infirmerie).
" Ce sont des tziganes,
apprendrons-nous le soir. L'épouvante nous saisit : nous commençons à
comprendre la cruauté du sort qui nous attend.
" Un ordre guttural : les
rangs se figent. Au passage du surveillant S.S., les hommes de chaque
block se découvrent et s'immobilisent dans un rigide garde-à-vous. La
froidure mord les crânes tondus, les oreilles bourdonnent, les dents
claquent, les corps frissonnent.
" Lentement, nous
dévisageant de son regard d'acier, le S.S. nous dénombre comme s'il
s'agissait d'un troupeau. Enfin, le militaire gravit les escaliers des
différentes plates-formes et vient rendre compte au commandant Kramer.
Mais avant de nous permettre de rompre les rangs, celui-ci juge opportun
de souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants. Il nous apostrophe : "
Viles créatures de Paris, vous avez lutté contre la grande Allemagne par
des moyens honteux ; nous allons régler votre sort et si vous savez
pourquoi vous êtes entrés dans ce camp, sachez que vous n'en sortirez
jamais, si ce n'est par la cheminée du crématoire.
" Atterrés, nous
regagnons à pas lents et en silence, le bloc 10. "
Noël
Le jour de Noël 1943,
alors que chacun s'apprêtait à goûter une soupe substantielle, une sorte
de ragoût appelé " goulasch " servi pour marquer ce jour exceptionnel de
fête, alors qu'il gelait à pierre fendre et que de longues stalactites
de glaces pendaient au toit de nos blocks, soudain, on ordonne le
rassemblement de tous les détenus sur la place d'appel ! Précipitamment,
sous la menace des coups, nous courons et nous alignons par rangs de
cinq. Sur la deuxième plate-forme, une potence est dressée. Du bunker
(block de la prison située au bas du camp. vis-à-vis du crématoire),
montent deux camarades dont les mains sont enchaînées derrière le dos.
Un soldat S.S. les accompagne. la baïonnette prête à piquer. Tous les
occupants des blocks sont là, impeccablement alignés, sur les
plates-formes qui leur sont assignées. A voix basse, on échange quelques
mots. Nous sommes atterrés.
" Là-haut, l'un après
l'autre, chacun des condamnés monte sur une estrade, un camarade leur
passe la corde au cou, retire brusquement l'estrade, et le corps agité
de soubresauts convulsifs se balance, tandis que la tête se penche.
horrible. La bise glaciale nous mord, les pieds s'engourdissent dans la
neige, les dents claquent. Le temps s'écoule, interminable. Soudain, un
ordre guttural ! C'est le défilé des détenus qui commence. Nous montons
les gradins en ordre, nous passons devant les pendus. Ordre impératif de
regarder cette bouche crispée, cette langue pendante, violacée, ce teint
blême, ces yeux révulsés. Remplis d'horreur et de crainte, nous
regagnons le block. Notre goulasch nous attend, refroidi. La fringale
est plus forte que l'émotion ; nous ferons honneur à ce repas,
exceptionnel à tous points de vue !
" Le chef de block nous
apprend que ces deux camarades étaient en prison depuis un mois,
recevant tous les matins 25 coups de bâton, ne touchant une maigre soupe
que tous les quatre jours, enfermés dans un local étroit où on ne
pouvait se mettre debout. Ils avaient tenté de s'évader du camp.
" Ce n'est qu'au dortoir
que cette vision des pendus troublera notre sommeil de cauchemars
hallucinants. en cette nuit de Noël, épouvantable, destructrice de toute
espérance. (Passage extrait d'une relation d'Arthur Poitevin, ancien
déporté).
" Fort heureusement, cette
scène ne s'est pas renouvelée pendant notre captivité au Struthof. Sans
doute le devons-nous à la mutation pour le camp de Bergen-Belsen, vers
la fin de l'hiver, du bandit Kramer qui dirigeait le camp depuis notre
arrivée. "
La vie quotidienne
" Nous voici alignés, nus,
sur deux rangs, sous la garde de deux brutes qui ne ménagent pas leurs
bourrades. L'un de nous. Raymond Brûlé, ancien officier, indigné,
s'avance pour protester : il est gratifié d'une gifle magistrale, pour
lui faire comprendre que, désormais, nous entrons dans une société
nouvelle.
" Mais dès que la colonne
gravit le chemin qui mène à la sablière ou à la route en construction,
les kapos hurlent, frappent de leur gourdin, les S.S. excitent leurs
chiens qui mordent les chevilles des malheureux détenus. C'est le
sauve-qui-peut ! Chacun tente de se masser vers le centre de la colonne
pour éviter les coups.
" Fort heureusement, mon
ami Parisy qui a été désigné avec moi pour la construction de la route,
plus robuste, échangera la pioche ou la masse, que je ne réussis pas à
manier, pour la pelle qu'il a pu se procurer dans cette cohue.
" Les dix hommes de ma
table abandonnèrent pendant plusieurs semaines leur cuillerée de
confiture ou celle de fromage blanc pour soutenir notre ami, Émile
Lecarpentier, souffrant d'un ulcère à l'estomac.
" Dans cet enfer, il est
cependant un havre de tranquillité, c'est le " Revier ", c'est-à-dire
l'infirmerie.
" Pour être admis, la
température prise sous l'aisselle devait atteindre au minimum 39°. Mais
avant de gagner le lit, il était obligatoire d'être parfaitement Propre
et de passer sous la douche glacée. Bien des malades, atteints de
pneumonie ou d'autres maladies graves, ont été achevés par ce passage
sous l'eau froide. Ceux qui ne pouvaient tenir debout recevaient cette
douche, couchés sur la dalle. C'est ainsi que mourut le docteur Boulier,
arrivé dans le même convoi et impliqué dans la même affaire que moi.
" Le pauvre Guerry était
mal en point, outre son phlegmon dont la plaie suppurait, il était
atteint de diarrhée. Et comme nous ne disposions d'aucun papier, c'était
avec nos doigts que nous tentions de nous nettoyer après usage des
latrines.
" Nous approchions du
dimanche, jour où le rutabaga habituel de notre menu était remplacé par
une soupe aux nouilles, assez épaisse. Nous considérions cette soupe
comme un festin que nous ne voudrions pas manquer. Guerry, appréhendant
de ne pas tenir jusqu'au dimanche, dit à son voisin Gautier : " Si je
meurs dimanche, avant midi, je te donne ma soupe, tu la partageras avec
Leclerc. "
" Je me rendis au bloc 11 ,
puis je m'efforçai clopin-clopant de descendre les degrés menant au
service de désinfection, pour reprendre contact avec mon ami André
Parisy, qui servait la chaudière alimentant à la fois l'étuve et le
crématoire. Heureux de me revoir, Parisy échange mes loques contre un
vêtement plus adapté, sinon plus confortable.
" L'ingéniosité déployée
par les malades pour rester à l'infirmerie s'ajoutait à cette complicité
de nos camarades médecins.
C'est ainsi que Georges
Gautier, cité plus haut, atteint d'une forte grippe, n'hésita pas à
gober un crachat d'un tuberculeux bacillaire, à le garder dans sa bouche
jusqu'au passage de I' " infirmier " et à l'expectorer dans le crachoir
pour analyses. Bien entendu, le rusé camarade fut reconnu contagieux,
emmené à la salle réservée aux tuberculeux où il passa la plus grande
partie de sa détention. Hélas ! le typhus devait l'emporter en février
1945.
" Vers cette date arrivent
au camp Alphonse et Fernand Davy, deux jeunes de Pontorson. Nous sommes
restés amis depuis.
" Tous les détenus N.N.,
qu'ils aient été ou non condamnés par un Tribunal allemand, devront être
présentés à Breslau devant le Tribunal du Peuple qui prononcera la
sentence définitive.
" C'est ainsi que mes
camarades de Coutances dont mon compagnon de lit, l'instituteur Eugène
Lepetit, l'industriel Raymond Brûlé, époux de la directrice de l'École
Normale de la Manche, et le professeur Régis Messac, arrêtés au début de
1943 partirent pour Breslau. Lapierre et moi pensions que nous ferions
partie du prochain convoi prévu pour la fin août.
" Nous mangeons debout ou,
quand il fait sec, assis au milieu de tas d'immondices. Les Français se
font tout d'abord remarquer parce qu'ils pèlent leurs pommes de terre :
les Russes, les Polonais, ramassent soigneusement les pelures que nous
avons jetées et les mangent. Mais bientôt, à notre tour, tenaillés par
la faim grandissante, nous serons moins délicats et nous mangerons
intégralement notre ration.
" Le typhus se répand de
plus en plus, les morts sont si nombreux que pour aller aux lavabos,
nous sommes contraints de piétiner les cadavres que l'on a étendus en
tas dans ce seul endroit relativement frais du block. Le " corbillard ",
cette horrible charrette traînée par quatre détenus, qui passe chaque
jour pour charger les cadavres, est toujours plein et les crématoires ne
parviennent plus à réduire en cendres toutes ces cargaisons de morts.
" Je découvris Antoine
Peyry, garde-champêtre à Octeville, dans la banlieue, à deux kilomètres
de mon domicile. J'avais appris son arrestation près d'un an avant que
mon tour n'arrive. Inutile de dire toutes les confidences que nous nous
rimes. Je lui apportai des nouvelles de Saint-James d'où il était
originaire, et lieu de repli des enfants réfugiés de Cherbourg, que je
dirigeais lors de mon arrestation. Il insista beaucoup pour que nous
restions ensemble.
" Nous sommes au 31
janvier. On appelle Antoine Peyry. Il vient bientôt, m'annonçant joyeux
: " Je suis libéré du camp de concentration ; les Allemands me font
connaître que la peine de 3 ans de travaux forcés qu'ils m'avaient
infligée est terminée. Je deviens un travailleur libre ! " Nous nous
étreignons longuement et avant de nous séparer il affirme : " Je pourrai
t'envoyer des colis, puisque je pourrai circuler librement. Prends
courage, c'est bientôt la fin de cette si longue guerre. " Je ne devais
jamais revoir mon camarade Peyry, si brave et si sincère : il devait
s'éteindre quelques semaines plus tard dans un des kommandos de Dachau.
non sans avoir goûté amèrement l'hypocrisie de nos geôliers. " |