Témoignage d'Albertine
DAVID épouse SCULIER
Le 6 août 1944, vers 12 heures, notre convoi entrait en gare de
Langeais. Il faisait une chaleur torride, nous ne pouvions plus tenir dans le wagon. Nos
quatre gardiens étaient eux-mêmes incommodés par l'odeur nauséabonde qui se dégageait
de nous toutes puisque nous ne nous étions pas lavées depuis plusieurs jours, certaines,
depuis plusieurs semaines, la température aidant, l'air était irrespirable. Nous
décidons d'un commun accord d'essayer d'attendrir nos geôliers ; il faut absolument que
nous obtenions l'autorisation de descendre sur la voie!
Aux dernières nouvelles données par les civils et les Services de la Croix Rouge qui
sillonnent le convoi, nous sommes là pour un temps indéterminé ; il y a eu deux
sabotages sur les voies ferrées, les avions alliés mitraillent les convois de troupes
allemandes, aussi, il faut absolument que nous quittions ce wagon où nous étouffons et
où nous mourrons de soif. Après plusieurs tentatives, l'un des gardiens consent à aller
adresser notre requête au commandant du convoi, un ancien de l'Afrika Corps que nous
savons ne pas être trop dur, L'une de nos camarades, tenancière d'un bar à Rennes, le
connaît et se fait notre interprète. Il accepte facilement, d'autant plus facilement que
les gardiens ont insisté avant.
Voilà ! Cest la ruée vers l'air frais ou tout au moins vers un semblant car
dehors, il fait très chaud, mais l'odeur est différente.
Nous sommes 44 femmes installées devant notre wagon, sur la voie ferrée ; nous nous
sommes réparties en deux groupes, des soldats tout autour de nous. Nous avons une
impression de demi-liberté, et la jeunesse de plusieurs d'entre nous reprend le dessus,
malgré notre misère. Nous bavardons ; près de moi Catherine et Agnès de Nanteuil, un
peu plus loin, Suzanne et Cécile. Les chances de libération sont tout de même
nombreuses, les armées alliées avancent à grands pas et puis l'espoir fait vivre, nous
sommes presque joyeuses.
Le temps passe lentement ; dans quelques heures, le soir tombera et nous aurons encore
gagné une journée sur le chemin de la liberté, l'Allemagne est encore loin.
. Un peu "abruties" par cette équipée qui dure déjà depuis 3 ou 4 jours,
nous n'entendons pas le bruit des avions qui approchent. Lorsque nous sommes alertées,
les avions sont déjà au-dessus du convoi. Près de moi, un soldat très calme dit :
"Avions Deustch, Avions Deustch !" alors qu'en levant le nez, nous distinguons
très nettement les cocardes. Non, criai-je, ce sont des avions anglais et ils vont
mitrailler ! ...
Nous sommes affolées, un groupe dévale le remblai et s'abrite en bas tandis qu'un de nos
gardiens, revolver au poing, essaie de nous faire remonter dans le wagon. Les avions
piquent et mitraillent ; - toute une partie du convoi est camouflée sous des feuillages,
comme s'il s'agissait dun train de munitions.
Profitant de la panique, avec plusieurs camarades nous nous précipitons sous le wagon ;
Agnès et Catherine de Nanteuil me suivent. Les balles sifflent de tous côtés, les
Allemands ont perdu le contrôle d'eux-mêmes, ils tirent dans toutes les directions.
Agnès est atteinte d'une balle à l'aine avant d'avoir pu atteindra l'abri illusoire sous
le wagon. Elle tombe dans les bras de sa sœur qui la suit.
Personne n'a le droit de leur
porter secours sans être menacé de mort. Elles resteront là plusieurs minutes,
exposées toutes deux, à la mitraille et aux balles. Autour de nous, c'est la boucherie ;
les hommes des wagons, près de nous n'avaient pas eu la chance de descendre sur la voie,
mais leurs portes étaient ouvertes et sautant par-dessus les gardiens, ils profitent de
l'affolement général pour tenter l'évasion. Certains se sont précipités dans la
Loire, d'autres réussissent à gagner les caves souterraines nombreuses dans cette
région. Malheureusement plusieurs vont se noyer, certains, rattrapés par les chiens de
la Gestapo lancés à leurs trousses, seront exécutés sur place. Il y en aura des plus
chanceux ils seront aidés et cachés par la population. De nombreux camarades de
Saint-Brieuc seront ainsi sauvés.
Nous avons près de nous, un wagon de déserteurs de l'Armée allemande ; , il y en a
parmi eux qui ont les menottes ; cela ne les a pas empêchés de sauter, mais ils n'ont pu
aller loin et se sont réfugiés sous leur wagon, comme nous avons fait. L'un d'eux
reçoit une décharge en plein front ; il a la tête en bouillie ; il meurt en hurlant et
en éclaboussant de sang son camarade le plus proche. Pour lui, la guerre est finie ; il
ne subira plus les mauvais traitements des S.S. et ne connaîtra pas le cataclysme qui
finira de s'abattre sur son pays, dans les mois à venir. Quelle horrible vision ! ...
Les avions sont partis mais nous n'osons pas bouger, notre gardien vigilant n'a pas
rengainé son revolver et il est si nerveux 1 ... La Croix Rouge arrive sur les lieux, un
médecin français arrive près d'Agnès de Nanteuil ; elle perd beaucoup de sang, mais
elle ne s'est pas évanouie. Sa soeur Catherine est encore près d'elle et nous aussi{
mais les Allemands nous font remonter en hâte dans notre wagon. Catherine qui ne veut pas
quitter sa soeur se fait rabrouer et sous la menace du revolver, elle doit se joindre à
nous. Les Allemands s'emparent d'Agnès, ils vont la transporter à l'hôpital de Tours,
paraît-il, mais ils ont pris soin d'écarter médecin et infirmières français.
Avant de remonter dans notre wagon, nous sommes témoins d'une scène de tuerie ; un
Allemand (Officier si mes souvenirs sont exacts) ramène à coups de botte, devant un
wagon, à notre gauche, un homme gui n'est déjà plus tout jeune, il tire sur lui à bout
portant ; le malheureux s'écroule tué sur le coup, mais pour en être certain,
l'Allemand, la bave aux lèvres, vide son chargeur, puis froidement, il s'essuie et
rengaine son revolver fumant, un frisson nous parcourt. Un peu plus haut, sur la droite,
une scène analogue a lieu. D'autres évadés seront ramenés à leur wagon par des
soldats plus humains qui ne les abattront pas, car, ils ont sans doute compris que
l'Allemagne avait perdu la guerre et qu'un jour peut-être assez proche, ils pourraient se
trouver à la place de ces hommes.
En remontant dans notre wagon, nous constatons qu'il est criblé de balles et que les
misérables "hardes" que nous y avions laissées avaient subi le même sort.
Nous sommes décidées : à aucun prix, nous ne passerons la nuit dans ce wagon ! ... Nous
avons peur, les Allemands aussi et après réflexion, ils se décident à nous emmener,
sous bonne garde, coucher dans les "champignonnières".
Dans ces grottes creusées dans le roc, il y a de la paille que des habitants du coin ont
été autorisés à mettre. Nous nous installons aussi bien que possible et nous dormons.
Notre sommeil est lourd, peuplé de "cauchemars", mais depuis le 1er août, il
n'avait pas été question de fermer l'il. Nous sommes très inquiètes sur le sort
d'Agnès. La blessure est grave et comment va-t-elle être soignée ? Il fallait des soins
immédiats et depuis notre arrestation la plupart d'entre nous n'ont connu que brimades et
tortures mais guère de réactions humaines de la part des Allemands ! ...
Le matin 7 août, nous nous réveillons dans les "champignonnières". Notre sort
est incertain, nos gardiens vivent dans la crainte, ils ont peur mais veulent, à tout
prix, regagner l'Allemagne. La ligne de chemin de fer est coupée jusqu'au-delà de Tours,
paraît-il, le train est donc bloqué là. Dans le convoi, il y a également des
Américains qui ont été faits prisonniers pendant 1'avance alliée. Parmi eux, Pierre
Bourdan, journaliste français, qui parlait à la BBC. Il s'évadera ce jour-là.
Les hommes de Rennes, Nantes, Angers, etc... sont restés dans les wagons. Les avions
alliés, survolent et attaquent à nouveau le convoi, pensant avoir affaire aux Allemands,
puisque la Résistance signalait un convoi de troupes et de munitions.
Cette fois, un prisonnier allié, car il est en uniforme et nous paraît être un noir,
monte sur le toit d'un wagon et agite un drapeau blanc ; aussitôt, il est repéré et les
avions s'en vont. Nous distinguons très bien la scène bien que nous soyons assez loin.
L'attaque a été de courte durée, mais d'après les gens de Langeais que nous arrivons
à contacter, il y eut quelques victimes parmi les prisonniers alliés. Très peu
d'évasions ce 2ème jour, les Allemands ont pris leurs dispositions ...
Il est 11 heures du matin, les gens du voisinage nous ont promis une "bonne
soupe" pour midi, avec l'accord des Allemands. Nous sommes impatientes car nous avons
faim et soif ! ...
Hélas ! il nous faudra partir avant, les Allemands ayant décidé de nous transporter par
cars jusqu'à Tours. L'embarquement se fait rapidement. Nous voilà à nouveau
sur la route dans un convoi de voitures et de camions allemands. Nous ne sommes pas
fières, car à chaque instant, les avions survolent et mitraillent la route.
Avant notre départ de Langeais, nous avons essayé par tous les moyens d'avoir des
nouvelles d'Agnès de Nanteuil. Catherine est même allée trouver le commandant du convoi
qui lui confirme quelle a été emmenée et hospitalisée à Tours. C'est tout,
inutile d'insister, elle ne saura rien de plus. Par la suite, des renseignements très
précis lui apprendront que la pauvre Agnès n'a reçu aucun soin, même pas le plus
élémentaire pansement, pas plus à Tours qu'à Langeais. Elle quittera tours avec les
prisonniers politiques de cette ville, en wagon à bestiaux, où elle mourra dans
d'atroces souffrances, mais avec un courage inégalable. Des témoins de sa mort diront
que ses dernières paroles ont été : "Je donne ma vie pour mon Dieu et ma
patrie" Puis, les dernières heures, elle entre dans le coma, elle rend l'âme avant
d'arriver en gare de Paray-le-Monial. Son corps sera remis à Paray aux autorités de la
Croix Rouge qui la feront inhumer et se chargeront de prévenir sa maman à Vannes. Cette
fille magnifique de courage et d'abnégation, était la plus simple et la meilleure des
compagnes Elle incarnait le patriotisme pur et vrai et restera pour toutes celles qui la
connurent à cette période, un exemple vivant de bravoure et de dévouement librement
consentis.
Pendant ce temps, nous, continuions notre "voyage" agrémenté de marches à
pied et d'arrêts un peu partout. Nous conservions avec sa sœur Catherine, l'espoir de la
retrouver et de la revoir en vie car nous n'osions pas penser que la cruauté de ses
bourreaux irait jusqu'à la laisser mourir sans soins. Nous ne songions même pas qu'ils
essaieraient de la transporter vers l'Allemagne.
Source: Plaquette diffusée lors du 50ème anniversaire de la libération de Langeais |