Récit d'une évasion. M. Raymond LE PEN Convoi de déportation du 3 août 1944. Départ de Rennes.
Arrêté le 21 avril 1944, je me trouvais au début du mois d'août, après un stage à la prison Jacques Cartier, interné au camp "Margueritte" à Rennes. À cette époque la guerre semblait être à un tournant décisif. Les troupes alliées qui avaient débarqué en Normandie le 6 juin avaient en juillet percé les défenses allemandes et après la bataille d'Avranches, les colonnes américaines étaient entrées en Bretagne. À la fin juillet l'une de ces colonnes se dirigeait vers Rennes. Depuis quelques jours nous sentions que quelque chose d'important pour nous se préparait. Nous entendions en effet dans le lointain des roulements d'artillerie. Jour et nuit des vagues d'avions de plus en plus fréquentes sillonnaient le ciel. À plusieurs reprises la ville était bombardée et plusieurs bombes tombèrent même à proximité de la prison et du camp. Les soldats allemands qui nous gardaient, autrefois si durs et si arrogants acceptaient maintenant, en cachette, de parler des événements avec les prisonniers. Quelques-uns, sentant leur situation désespérée, offraient même une oreille complaisante à des propositions de désertion. Entre eux, les prisonniers discutaient des possibilités d'évolution de la situation. L'hypothèse la plus favorable était une libération générale, les Allemands ayant incontestablement perdu la partie. Autre éventualité, la libération par nos camarades de la résistance ou par les troupes américaines, avec ou sans bataille. On pouvait aussi envisager une révolte des détenus, c'était assez excitant mais assez risqué... Il faudrait tout d'abord désarmer des sentinelles et s'emparer de leurs armes... Quelques pessimistes envisageaient la fusillade, l'extermination des prisonniers par leurs gardiens qui prendraient ensuite la fuite. C'était possible... Personne cependant n'y croyait vraiment. De toute façon la ville était ou allait prochainement être encerclée et les voies de communication détruites par la résistance et l'aviation alliée. Quiconque eut émis l'hypothèse d'un départ vers l'Allemagne n'aurait pas été pris au sérieux. Au cours de la journée du 2 août une rumeur parcourut le camp. Les troupes américaines étaient aux portes de Rennes. Une autre signalait que la prison Jacques Cartier, toute proche, venait dans la nuit d'être vidée de ses prisonniers sans que l'on sache quel sort leur avait été réservé. Tout au long de cette journée du 2 août, une grande nervosité se manifesta dans le camp parmi les gardiens. Ceux qui les jours précédents avaient écouté nos propositions, passaient maintenant rapidement sans détourner la tête. Autorité et discipline étaient revenues plus dures que jamais. Beaucoup d'agitation dans et autour du camp. Les soldats allemands chargeaient des véhicules, brûlaient des papiers... Il devaient sans doute se préparer à se rendre et nous ne nous sentions pas tellement concernés par ce remue-ménage qui ne pouvait que confirmer notre prochaine libération. Tout à coup, au milieu de la nuit du 2 au 3 août, la porte de notre baraque s'ouvrit et un groupe de soldats en armes pénétra à l'intérieur. Un sous-officier, le revolver au poing hurla en allemand quelque chose qu'on pouvait traduire par " tout le monde dehors !... Avec les bagages... Et en vitesse ! ..." Ce fut pour tous une grande surprise. Nous repensâmes alors au sort de nos camarades de Jacques Cartier qui avaient vécu la même chose la nuit précédente. Partir ?... D'accord... Mais pour où ?... Peut-être vers les américains ? Le chef de notre baraque, un nommé HEGER de Saint Brieuc tenta bien de discuter pour faire une manœuvre de retardement mais cela ne servit à rien. Il fallut bien prendre la valise et nous joindre aux prisonniers des autres baraques rassemblés dans la cour. " Ils vont peut-être nous fusiller" disaient certains. " Non" répliquaient d'autres, ils nous ont fait prendre nos affaires" argument non valable répondaient les premiers " Ceux qui ont été fusillés les semaines passées sont partis avec leurs valises !" Nos gardiens nous firent ranger en colonnes par cinq ou six et le compte du troupeau commença. Ce n'était pas une mince affaire, nous étions nombreux. Les allemands nous comptèrent, recomptèrent, dix fois, vingt fois. À peine terminé quelqu'un d'autre recommençait... Et le compte qui ne semblait jamais juste ! Évidemment nous ne comprenions pas la situation de cet acharnement. Plus tard nous avons appris ce qui s'était passé. Les gardes avaient compté et recompté leurs prisonniers car il en manquait un à l'appel. Plusieurs années après nous avons appris qu'il s’agissait d'un détenu de notre baraque, un gendarme qui avait été arrêté en uniforme, avait gardé sa tenue et était resté vêtu comme il l'était au moment de son arrestation. Ce détail a son importance et le gendarme avait dû préparer son affaire à l'avance. Aussi dans le remue-ménage du rassemblement et à la faveur de l'obscurité, il avait réussi à grimper le long de la paroi intérieure de la baraque jusqu'au faux plafond et à se cacher entre ce faux plafond et le toit. Les allemands n'avaient pas pensé à aller voir dans cette cachette. Le lendemain matin, n'entendant plus de bruit dans le camp, le gendarme était sorti de sa cachette... Croyant le camp désert il ne prit aucune précaution et se fit voir de la seule sentinelle restée dans le camp. Il fut surpris de voir cette sentinelle et ce garde fut tout aussi surpris de le voir. Ne perdant pas son sang-froid, le gendarme expliqua qu'il était allé, avant de prendre son service, faire un petit tour dans son jardin et que voyant le camp vide, il était entré par curiosité. Cette explication était tout à fait plausible car en effet la gendarmerie de Rennes se trouvait à quelques dizaines de mètres du camp Margueritte qui lui-même n'était séparé du jardin des gendarmes que par des clôtures pourtant assez difficiles à franchir. L'uniforme apportait la preuve de l'explication, le gendarme sortit du camp par la grande porte. Ce fut le premier évadé. Après une longue attente incompréhensible pour nous, l'ordre du départ fut enfin donné. La longue colonne de prisonniers, encadrée de nombreux soldats armés, s'ébranla et prit, dans la nuit, la direction de la banlieue sud de Rennes, vers Saint Jacques de la Lande. Les rues étaient désertes à cette heure, il pouvait être 2 ou 3 heures du matin, peut-être plus. Un mot d'ordre circula le long de la colonne : si un moment favorable se présentait, il faudrait tous ensemble, sauter sur les gardes les plus proches et les désarmer... Mais il n'y aurait pas de moment favorable et la marche silencieuse continua. Une lueur annonciatrice de l'aube se levait lorsque nous atteignîmes une sorte de zone militaire entre les communes de Rennes et de Saint Jacques de la Lande. Une ligne de chemin de fer, un quai et un train qui attendait. Un très long train avec beaucoup de wagons et de plates formes, déjà chargé de matériel militaire, voitures et canons. Beaucoup d'animation autour du train, j'aperçus des wagons bourrés de soldats allemands, de femmes détenues sans doute comme nous, de soldats américains prisonniers, beaucoup de caisses et de bagages que la troupe chargeait avec précipitation. Incontestablement, nous n'étions pas venus faire du tourisme. On nous le fit comprendre rapidement car sous les coups de crosses de fusils on nous fit grimper dans les wagons et nous entasser au maximum car nous étions dans l'obligation de nous tenir debout, ne pouvant par manque de place ni nous asseoir ni encore moins nous allonger. L'embarquement terminé, il pouvait être 4 ou 5 heures du matin. Le soleil venait de se lever, annonçant une belle journée d'été, trois soldats allemands s'installèrent à l'entrée du wagon et encadrèrent la porte qui resta ouverte. Je suppose qu'il devait être de même dans les autres wagons. Enfin le train s'ébranla et ce fut le départ... À lire le nom des gares, je reconnus la direction prise par le train : Guichen, Préchâtel, Beslé, Messac... Nous nous dirigions vers Redon, mon pays natal. Le train roulait sans heurts depuis un bon moment déjà et notre déception grandissait, nous qui rêvions de voies de communication coupées. Où était l'aviation ?... L'obsession de l'évasion nous avait repris malgré le solennel avertissement des allemands : " Pour un évadé, dix fusillés !... " Que pourrions-nous faire ? Sauter sur les trois gardiens de la porte... Les balancer sur la voie... Sauter du train en marche et nous éparpiller dans la nature... Les avis étaient partagés, il y avait des risques... Au camp, je m'étais fait un camarade, un garçon de Loudéac nommé Yves HUGUES avec lequel depuis plusieurs jours j'avais échafaudé des projets d'évasion. Nous avions donc manœuvré pour ne pas nous quitter et monter dans le même wagon. Une équipe de jeunes finistériens bien décidés qui étaient au courant de nos projets avaient eux aussi joué des coudes pour suivre notre trace. Avant de quitter le camp Margueritte, j'avais réussi à enlever d'une porte de baraque, un loquet d'une trentaine de centimètres qui, aiguisé pendant des heures sur le sol cimenté était devenu un outil et une arme. Comme il n'y avait pas eu de fouille au départ, je l'avais gardé sur moi. Notre petite équipe se trouvait dans le coin arrière gauche du wagon, compte tenu de la direction du train, nous examinions avec attention tous les détails qui pourraient faciliter nos projets. Dans ce coin du wagon, à hauteur d'homme se trouvaient deux trous d'aération qui nous permettaient de voir la campagne et de recevoir un peu d'air frais. Ces deux trous d'une vingtaine de centimètres de diamètre chacun étaient séparés par une planche de chêne, elle aussi d'une vingtaine de centimètres. Le wagon n'était pas de la première jeunesse et à force de regarder ces deux trous qui se trouvaient à hauteur de nos yeux, nous constatâmes que la planche de séparation était fissurée sur toute son épaisseur. Si la planche disparaissait, les deux trous se rejoignaient, laissant un passage qui un peu aménagé pouvait permettre de grands espoirs... Hélas, il y avait aussi les gardiens et rien ne pouvait être tenté en leur présence, sauf quelques petits travaux de palpation. Le projet cependant prenait corps car il était réalisable. En gare de Redon, le train s'arrêta, pour que les locomotives, il y en avait trois, puissent se ravitailler en eau. Deux de nos trois gardiens descendirent sur le quai pour se dégourdir les jambes, mais sans nous quitter des yeux. Redon étant ma ville natale, je me demandai alors si le destin ne me faisait par un petit signe d'encouragement en arrêtant le train à cet endroit. En apercevant que sur l'autre quai, face à notre train, un convoi de plusieurs plateformes stationnait, une idée me traversa l'esprit. J'imaginais pouvoir me glisser sous une de ses plates-formes, passer de l'autre côté et fuir vers la liberté... Il me fallait un prétexte... Il fut rapidement trouvé. Je me faufilai vers la porte du wagon et fis signe au garde, par une mimique expressive que j'avais une envie pressante dont il valait mieux se débarrasser à l'extérieur. Du bout de son fusil, il me fit signe de descendre, ce que je fis en me tenant le ventre à deux mains. Une fois sur le quai, je tentai d'expliquer que la pudeur me poussait à aller me soulager sous l'une des plateformes la plus proche. Peut-être le garde comprit-il mon projet, toujours est-il qu'il refusa que je m'éloigne davantage et me fit comprendre que je n'avais qu'à m'exécuter au milieu du quai en y baissant culotte... Je dus donc m'exécuter pour prouver ma bonne foi... Cependant, comme mon envie était fictive, le résultat se faisait attendre... La situation n'était guère réjouissante pour moi, mais le spectacle devait être assez cocasse car il amusa beaucoup la galerie... J'arrêtai donc mon numéro et le gardien me fit remonter dans le wagon avec un gros rire et sans trop de ménagements. Le bon destin n'était pas au rendez-vous... Je retournai donc dans mon coin de wagon. Au bout d’un moment, les soldats reprirent leur place à la porte et le train reprit sa route. De Redon, le convoi se dirigea vers Nantes. Arrivé dans cette ville en fin de matinée, il fut dirigé vers la gare de triage dans laquelle il devait stationner jusqu'à la tombée de la nuit, sans doute par peur de l'aviation. Au cours de ce long arrêt, les gardes nous quittèrent après avoir cadenassé la porte du wagon. Cet arrêt fut également mis à profit pour camoufler le train avec de nombreux branchages et clouer des fils de fer barbelés sur toutes les ouvertures. Nos deux trous d'aération n'avaient pas été épargnés eux non plus. La journée avait été longue et chaude. La faim et la soif commençaient à nous tenailler. Les jambes se faisaient douloureuses, coincés que nous étions les uns contre les autres, sans pouvoir bouger. Mais ce qui importait pour nous, c'était l'absence de nos gardiens, le travail pouvait commencer... Petit à petit, à l'aide d'un couteau qui avait fait son apparition et de mon loquet de porte, nous nous mîmes à la tâche pour agrandir les fissures de la planche qui reliait les deux trous. Nos conciliabules et les préparatifs de nos travaux avaient cependant attiré l'attention de nos compagnons de voyage. Bientôt le wagon fut partagé en trois parties d'à peu près égale importance : les partisans farouches du départ qui vinrent nous rejoindre, les indécis qui sans doute soupesaient les pourcentages de chances et de risques, les opposants, aussi farouches de leur conviction que l'étaient ceux du premier groupe dans le sens contraire. En effet, les Allemands avant le départ, avaient à plusieurs reprises, solennellement prévenu les prisonniers que pour un évadé, dix détenus seraient immédiatement fusillés... Il y eut donc échanges de propos bien amers, presque violents parfois. Le travail de sape continua cependant et quand le convoi reprit sa route à la nuit tombée, il était déjà bien avancé... La nuit était claire. C'était une de ces belles nuits d'été constellée d'étoiles et illuminée de pleine lune. Un grand silence enveloppait les paisibles campagnes que nous traversions. Seul le roulement régulier du train troublait le calme de la nuit... Il pouvait être une heure, deux heures du matin quand le dernier lambeau de bois arraché fit apparaître un trou presque assez grand pour qu'un torse humain puisse s'y laisser glisser... Une immense émotion nous étreignit... Maintenant il n'était plus possible de reculer. Encore un peu de travail pour rogner quelques éclats de bois et le passage était possible. Comme nous n'avions rien pour couper les barbelés nous les écartâmes le plus possible du trou avec le loquet en guise de levier. Il fallait maintenant passer à la deuxième partie de l'opération et comme spontanément le groupe des candidats à l'évasion semblait m'avoir choisi comme chef de l'expédition, je donnai les dernières consignes. Mon camarade Yves HUGUES qui était un petit gabarit passerait par l'ouverture et irait voir s'il était possible de déverrouiller la porte du wagon. Comme c'était une porte à glissière, nous l'aiderions de l'intérieur. La porte ouverte, nous sauterions, un par un, toutes les demi-minutes pour ne pas donner l'éveil. Après le saut, rester au sol jusqu'à ce que tout le train soit passé. Ensuite s'éloigner de la voie... Yves HUGUES fut donc poussé vers l'extérieur. Les bras, la tête et le reste. Même s'il avait eu des réticences au dernier moment, je crois que notre détermination était telle que nous l'aurions quand même poussé malgré lui. D'abord poussé puis retenu par les pieds, Yves se glissa au dehors, s'accrocha à quelque chose puis disparût... Il essaya comme convenu d'aller vers la porte mais je ne me souviens plus pourquoi la tentative échoua. Peut-être tout simplement était-ce impossible... Toujours est-il qu'au bout d'un petit moment Yves réapparût et nous déclara que le projet n'était pas réalisable. Je lui demandai donc de se glisser un peu plus loin et de m'attendre puisqu'il désirait que nous restions ensemble. A mon tour je fus poussé par mes compagnons de l'intérieur, mais la manœuvre s'avéra plus délicate car mes épaules et mon torse avaient des dimensions plus importantes que celles de mon camarade. Enfin, quand la tête passe, paraît-il, le reste suit... Après quelques efforts et quelques égratignures, je réussis à me glisser à l'extérieur, mais je laissai dans l'opération une bonne partie de ma chemise et de mon pantalon qui s'accrochèrent aux fils barbelés. Après un rétablissement acrobatique, je retrouvai Yves qui m'attendait accroupi sur un marchepied au bas d'une cabine de serre-freins. La nuit, comme je l'ai déjà dit, était très claire et le comportement de mon camarade me parut bizarre. Il refusait de monter d'une marche pour me faire de la place tout en me désignant d'un doigt la cabine qui nous surplombait... Je compris bientôt pourquoi. A l'intérieur de cette cabine de serre-freins camouflée de branchages se trouvait une sentinelle allemande, assise et qui sans doute dormait, la mitraillette autour du cou. Il n’était donc pas question de s'attarder... Je fis signe à mon compagnon que j'allais sauter et qu'il devait en faire de même tout de suite après. Le train poursuivait sa marche régulière, nous sautâmes presque en même temps et nous nous retrouvâmes après quelques roulades et sans trop d'écorchures dans le fossé bordant la voie. Il ne restait plus qu'à attendre en laissant le convoi s'éloigner... le temps que nous passâmes ainsi recroquevillés nous parut interminable... Le train était très long... Enfin le dernier wagon nous dépassa et en relevant un peu la tête, j'aperçus une lanterne rouge qui s'éloignait. Je commençai à prendre conscience que nous avions réussi dans notre entreprise et que nous étions libres... Cependant, alors que le dernier wagon se trouvait à une cinquantaine de mètres et que Yves et moi venions à peine de nous rejoindre, une fusée éclairante jaillit du train, suivie de plusieurs autres... Des coups de feu éclatèrent, le train stoppa dans un grand crissement de freins... Nous entendîmes hurler des ordres... des balles traçantes sillonnèrent la grande prairie qui était devant nous... Il n'y avait pas à réfléchir, la direction de notre fuite devait être celle opposée au convoi. Nous nous éloignâmes donc rapidement en longeant la voie de chemin de fer et dès qu'une brèche apparut, nous gagnâmes la campagne en longeant les haies. Derrière nous, nous entendions des aboiements des chiens peut-être lancés à nos trousses, des tirs d'armes automatiques devenus semble-t-il plus intenses. Ne sachant pas ce qui s'était réellement passé, nous pensions que nous étions personnellement recherchés car nous avions l'impression que pendant le temps relativement court qui s'était écoulé entre notre départ et l'arrêt du train, il ne devait pas y avoir beaucoup de camarades à avoir pu bénéficier de l'évasion. Nous avons donc beaucoup marché, traversant champs et prairies, franchissant haies et talus, fuyant l'approche les fermes que nous devinions aux aboiements de chiens qui se prévenaient d'une ferme à l'autre de notre approche. En nous guidant sur les étoiles qui scintillaient dans le pur ciel d'été, nous nous dirigions vers le Nord-Ouest, nous rapprochant ainsi de notre point de départ, la Bretagne. Nous avions déjà parcouru pas mal de kilomètres lorsque le terrain sur lequel nous nous déplacions devint beaucoup plus plat et humide. Saules, joncs et roseaux avaient remplacé prairies et cultures. Des myriades de moustiques affamés nous harcelaient. Nous nous rendions compte que nous nous trouvions dans une sorte de marécage qui peu à peu interdisait notre marche en avant. A plusieurs reprises, nous fîmes un grand détour, mais à chaque fois que nous reprenions la direction de l'Ouest, nous nous heurtions à la même difficulté. Comme nous pensions avoir mis pas mal de distance entre le train et nous, et que le jour ne tarderait pas à se lever, nous commençâmes à penser à un véritable abri, d'autant plus que peu vêtus et le ventre vide, nous grelottions de froid. Même au mois d'août, les matinées peuvent être très fraîches. Nous décidâmes de nous approcher d'une habitation afin de trouver quelqu'un de charitable qui nous procurerait à boire et à manger et peut-être aussi un peu de vêtements car les nôtres étaient en lambeaux. En longeant une petite route, nous aperçûmes, au fond d'un jardin une maisonnette qui semblait s'éveiller. En effet, au premier étage, une jeune femme brune ouvrait ses volets. Nous pénétrâmes dans le jardin pour tenter de lui expliquer notre situation et lui demander de l'aide, mais dès qu'elle nous vit franchir la clôture, elle renferma précipitamment les volets et nos appels demeurèrent vains... Nous reprîmes donc notre marche. A environ un kilomètre, nous aperçûmes un moulin à vent, perché sur une hauteur. Les portes des bâtiments qui l'entouraient étaient ouvertes et des lumières brillaient à l'intérieur. Nous pénétrâmes dans la cour et nous nous dirigions vers la maison lorsqu'un homme qui nous sembla déjà âgé à cause de ses cheveux gris, sortit sur le pas de la porte. En nous voyant, il s'arrêta surpris mais écouta sans sourciller nos explications et nos demandes. Sans hésiter, il nous fit entrer chez lui et, tout en nous écoutant, nous servit un verre de vin, nous offrit du café, du pain et une cigarette. Ce brave homme nous apporta également quelques vieux vêtements tout en nous déclarant qu'il ne pouvait nous garder plus longtemps dans son moulin car les Allemands venaient fréquemment y chercher de la farine. Le meunier nous indiqua aussi notre position. Nous nous trouvions tout près de la ville de Sucé et l'obstacle que nous avions rencontré en chemin était la rivière l'Erdre. Son moulin se trouvait sur les hauteurs de la rive gauche. Il nous dit aussi que si nous le désirions, il nous conduirait avec sa camionnette à gazogène, à Sucé chez des amis à lui, dont le fils faisait partie de la résistance. Évidemment nous étions d'accord ! Dans les heures suivantes, nous nous trouvions chez M. et Mme LE TALLEC à Sucé. Il se trouva bizarrement que ces gens étaient originaires de Hennebont dans le Morbihan, ville où se trouvaient mes parents et dans laquelle j'ai passé toute mon enfance et adolescence jusqu’à l'âge de vingt ans. Nous pûmes nous reposer et faire un peu de toilette. Le soir de M. LE TALLEC nous conduisit dans un champ fraîchement moissonné et nous passâmes la nuit dans une hutte faite de plusieurs gerbes de blé. Yves et moi, nous nous sommes longtemps souvenus de cette nuit car les piqûres de chaume coupé ras ne valent guère mieux que celles des moustiques de la nuit précédente. Au petit matin, le fils LE TALLEC vint nous récupérer et nous conduisit en voiture, dans un groupe de résistants, rescapés du maquis de Saffré et qui se trouvait à ce moment dans les environs proches de Nort-sur-Erdre. Il nous fallut à nouveau raconter notre histoire et quelqu'un fut envoyé à Saint Mars du Désert, lieu de notre évasion et qui n'était pas tellement éloigné, pour savoir ce qui s'était réellement passé. La rumeur publique s'était déjà propagée et c'est ainsi que nous apprîmes le lieu de notre évasion et que le mitraillage avait fait des morts. Quand l'envoyé en mission de renseignements revint, il annonça que le fait était exact : un train de déportés avait stoppé pendant deux heures à Saint-Mars-Du Désert au cours de la nuit du 3 au 4 août parce qu'il y avait eu des évasions, qu'il devait y avoir des survivants, mais que la population de ce gros bourg, encore toute émue de l'événement, préparait les obsèques de quatre évadés repris et massacrés. Nous fûmes remplis d'une profonde tristesse en imaginant que ces quatre garçons morts faisaient partie de ceux qui voulaient tenter l'aventure avec nous... Ces renseignements confirmant nos dires, nous fûmes adoptés par le groupe, devenant ainsi maquisards à part entière. Le garçon qui avait été envoyé aux renseignements avait aussi appris qu'une dizaine d'évadés avaient échappé aux recherches et s'étaient réfugiés dans une sorte de manoir perdu dans la campagne. Je proposai d'aller les contacter pour leur demander de venir renforcer notre groupe. J'expliquai alors le but de ma visite mais personne n'accepta de me suivre et je m'en retournai comme j'étais venu. Pendant plusieurs jours, jusqu'à l'arrivée des troupes américaines, Yves Hugues et moi avons participé à toutes les actions de guérilla de notre groupe d'une bonne trentaine de maquisards : embuscades sur les routes, mitraillage de camions allemands, attaque d'un dépôt de ravitaillements de la marine allemande à La-Chapelle-sur-Erdre et d'autres actions qui nous permirent de faire 17 prisonniers. Enfin, libération de la ville de Nort-sur-Erdre que nous dûmes malgré tout abandonner le lendemain car une colonne de blindés allemands remontant de Nantes, força le passage au cours de la nuit. Lorsque quelques jours plus tard le contact fut pris avec les troupes américaines, nous participâmes avec elles à la libération de la ville de Châteaubriant, avant de regagner la Bretagne pour rassurer nos familles. Cela fait, je rejoignis le 1er bataillon FTP du Morbihan auquel j'appartenais depuis 1942 et restai dans l'armée jusqu'en décembre 1945. Revenons à l'évasion. Pendant plus de 20 ans Yves Hugues et moi avons pensé que les morts de Saint-Mars étaient des garçons de notre wagon et qu'un certain nombre d'autres avaient réussi comme nous à s'échapper. La vie prenant le dessus, nous n'avions pas cherché à en savoir plus. Un jour de 1967, Yves revint me voir et nous reparlâmes du passé. Un idée nous vint, celle de regrouper les évadés de Saint Mars... Nous voulions savoir ce qu'étaient devenus ces garçons qui, dans la nuit du 3 au 4 août 1944 avaient réussi, comme nous, à fausser compagnie à nos gardiens. Nous aurions aimé les retrouver pour évoquer avec eux les sensations et émotions ressenties cette nuit-là. Par la presse et la radio régionales nous lançâmes donc un avis de recherche. Rapidement nous reçûmes des réponses. Des réponses d'évadés de Saint-Mars-du-Désert comme nous l'espérions. Mais aussi des réponses de camarades disant qu'il ne s'étaient pas évadés à cet endroit mais qu'ils s'étaient évadés à Langeais ou ailleurs mais que faisant partie du même convoi, ils espéraient être des nôtres si nous organisions quelque chose. Nous reçûmes également des réponses disant : nous étions dans le même train de déportation, nous n'avons pas pu nous évader, nous avons été déportés à Ravensbrück ou à Dachau mais nous aimerions nous retrouver avec vous ! Notre première idée qui consistait à retrouver seulement les évadés de notre wagon évolua donc dans le sens des retrouvailles des prisonniers du train, du moins de ceux qui avaient survécu à l'aventure. Il y eut des réunions préliminaires et enfin le 8 mai 1968 se tint le premier rassemblement des déportés et évadés des trains des 2 et 3 août 1944. En effet, grâce à ces réunions préparatoires, nous apprenions que les prisonniers de la prison Jacques Cartier avaient été évacués par un train qui avait quitté Rennes dans la nuit du 2 août, la veille de notre départ. Que ce train du 2 août et celui du 3 s'étaient rejoints le 5 août en gare du Lion d'Angers pour ne plus faire qu'un seul convoi. Nous apprenions également, en ce qui concernait notre train, que le hasard avait fait que des prisonniers d'un second wagon avaient réussi à ouvrir la porte et qu'un certain nombre d'entre eux avaient pu s'échapper au même endroit et au même moment que nous. Les quatre morts étaient justement de ce wagon. Nous pûmes alors à établir un bilan : 11 évadés de notre wagon, et une vingtaine du second. En août 1944 un peu plus de 1000 prisonniers avaient quitté Rennes, en 1968 un peu plus de 250 avaient répondu à nos appels. L'amicale créée en 1968 organise depuis cette date, chaque année, un rassemblement des survivants dont le nombre diminue régulièrement en raison de l'âge, des ennuis de santé et des décès. Grâce à ces réunions annuelles et aux témoignages des participants, nous avons pu, petit à petit, reconstituer l'histoire des trains des 2 et 3 août 1944. À Saint Mars du Désert, la population qui avait été alertée par l'intense fusillade de la nuit du 3 au 4 août, s'était retrouvée sur les lieux, le long de la ligne de chemin de fer, à l'aube du 4 août. Le train qui avait stoppé deux heures pour la recherche des évadés, était reparti dans la nuit. Les habitants de Saint-Mars retrouvèrent le long de la voie trois corps affreusement mutilés par les balles et les coups. Les photos de ces malheureux massacrés, prises par un photographe de la région existent toujours. Les sauveteurs trouvèrent également un blessé qu'ils placèrent sur un brancard afin de le transporter dans le bourg car ses blessures ne semblaient pas mortelles, le blessé étant parfaitement conscient. Malheureusement, au cours de la matinée, une patrouille de trois soldats allemands venus à bicyclette, firent s'éloigner la population et achevèrent le blessé sur son brancard, toujours conservé à la mairie de Saint-Mars du désert. La municipalité de Saint-Mars organisa des émouvantes obsèques pour les quatre martyrs. Un monument commémorant le souvenir de ces événements fut érigé quelques années plus tard au lieu-dit La Goulière près de la voie de chemin de fer. En ce qui concerne notre évasion, nous n'avons jamais su comment et pourquoi l'alerte avait été donnée et avait ainsi interrompu les départs. Peut-être un évadé avait été blessé en sautant et avait crié ?... La nuit étant très claire à cause de la pleine lune, un saut trop groupé avait-il attiré l'attention ? La sentinelle le de la cabine de serre freins s'était-elle réveillée ?... Peut-être une dénonciation... Le hasard avait fait que les prisonniers de deux wagons différents s'évadaient à la même heure et au même endroit. Plus nombreux du second wagon que du nôtre car la porte avait pu être ouverte. Mais le hasard avait fait aussi, qu'à l'endroit même où le convoi avait stoppé, de l'autre côté d'une grande prairie, sur un chemin vicinal bordé de vieux chênes, une colonne de chenillettes allemandes bivouaquait pour la nuit. Les évasions se faisaient sur le côté gauche du train, face aux chenillettes... 150 à 200 mètres pouvaient les séparer. On imagine facilement ce qui dut se passer dans la pensée des soldats des chenillettes, réveillés en sursaut par la fusillade et voyant une nuée de balles traçantes se diriger dans leur direction. Se croyant attaqués par des résistants, ils se mirent à tirer vers le train. L'échange de coups de feu dura jusqu'au moment où les antagonistes s'aperçurent que les ordres étaient donnés dans la même langue. Tout le monde se mit alors à la recherche des évadés. L'un de ceux -ci, François PERRONO de Guénin dans le Morbihan, décédé depuis quelques années, nous a souvent raconté, avec beaucoup d'émotion, comment, pris entre deux feux, il avait cherché refuge dans un chêne creux, sur le talus bordant la prairie. Il vit une chenillette descendre du chemin et se diriger vers sa cachette les phares allumés. Se croyant découvert et de peur de recevoir une rafale, il quitta son abri et levant les bras descendit de son talus en pleurant... Tout attristé d'avoir été repris, il se dirigea vers la chenillette. Cette dernière fit demi-tour et remonta lentement vers le chemin. François, toujours les bras en l'air la suivit, un peu rassuré d'avoir encore la vie sauve. Parvenue sur le sol plus ferme du chemin, la chenillette prit de la vitesse. Plein de bonne volonté François se mit à courir derrière elle mais il fut rapidement distancé. Il comprit alors que sans doute, il n'avait pas été repéré... Se jetant alors dans les fourrés proches, il s'éloigna du danger, n'arrivant pas à croire ce qui lui arrivait... Yves HUGUES et moi avions parcouru une quinzaine de kilomètres au cours de notre nuit d'évasion mais la plupart de ceux qui réussirent à s'échapper cherchèrent refuge dans les fermes proches de Saint-Mars ce qui aurait pu être dangereux pour eux et pour les habitants en cas de fouilles plus approfondies. Une dizaine de ces évadés furent ensuite regroupés dans le manoir dont j'ai déjà parlé, ils y restèrent cachés jusqu'à la libération totale de la région et regagnèrent ensuite leur pays d'origine. Au bout de deux heures, les Allemands avaient cessé leurs recherches et le train était reparti. Les chenillettes également quittèrent leur bivouac pour une direction inconnue. Le train que nous avions quitté se dirigea vers Châteaubriant, redescendit vers Segré et rejoignit le train qui avait quitté Rennes dans la nuit du 2 août au Lion d'Angers. A partir de ce moment les deux trains ne firent qu'un seul et même convoi. La liaison s'était faite le 5 août. Pendant deux jours le convoi louvoya le long de la Loire pour se retrouver bloqué en gare de Langeais près de Tours, les ponts sur la Loire étant coupés. Alertée par ce long convoi de prisonniers, la population de Langeais et la Croix-Rouge vinrent aux nouvelles... Devant l'état lamentable des détenus enfermés depuis cinq jours, sans boire ni manger, dans des wagons surchauffés, les autorités locales intervinrent auprès des Allemands pour que ces derniers acceptent de laisser ravitailler les prisonniers. Les Allemands acceptèrent. Croix-Rouge et habitants de Langeais apportèrent vivres et boisson. Les portes des wagons étaient ouvertes quand une escadrille d'avions anglais, ayant repéré le train, le mitrailla à plusieurs reprises... Il s'ensuivit une grande confusion au cours de laquelle une centaine de détenus parvint à s'échapper soit en fuyant vers la ville, soit en traversant la Loire à la nage. Il y eut 19 morts... Après le premier affolement, les gardiens reprirent les choses en main, rassemblèrent le plus possible de prisonniers qu'ils enfermèrent à nouveau dans les wagons. Les ponts ont été coupés, les locomotives hors d'usage. Il n'y avait qu'une seule solution : un départ à pieds... Ce qui fut fait. Soldats et prisonniers, en une longue colonne prirent la route, encadrés de motos, de voitures légères et de camions pour les handicapés. Tous gagnèrent ainsi la gare de Saint-Pierre-des-Corps distante d'une vingtaine de kilomètres. Dans l'importante gare de Saint-Pierre-des-Corps, un nouveau train attendait qui prit le relais et un nouveau départ. Le nouveau convoi mit une quinzaine de jours pour arriver à Belfort. Dans cette ville, les Allemands libérèrent quelques prisonniers, peu nombreux et les autres partirent pour les camps de concentration du Struthof, de Neuengamme ou de Dachau. Peu en sont revenus... J'avais écrit ces les lignes en 1973. Nous étions encore à cette époque relativement nombreux à participer aux réunions amicales annuelles que nous organisions dans les lieux qui avaient particulièrement jalonné l'histoire de notre convoi. Aujourd'hui, en 1995, plus de 50 ans se sont écoulés depuis ces événements et il ne reste que très peu de survivants. Une poignée de camarades déportés, moins d'une dizaine d'évadés de Langeais. Sur les 11 évadés de mon wagon, je dois être avec mon camarade Joseph ABALLEA, le seul à pouvoir encore témoigner et des 16 du deuxième wagon, il doit en rester trois ou quatre.
Évasion de Saint Mars du Désert : 1er wagon - 11 évadés : Dans l'ordre de départ : HUGUES Yves ; LE PEN Raymond ; PENDUFF Guillaume ; PICHON Noël ; LE PULLOCH Jean ; ABALEA Joseph ; GUILLEMOU ; GARNIER J. ; CAM J. ; QUINQUIS Y. ; LE BRICON. 2eme wagon : L'AMINOT L. ; TOULLEC V. ; L'AZOU F. ; L'AZOU Y. ; ROLLAND J. Y. ; TOUPIN H. ; RANNOU ; PUPETTO ; PERRONO F. ; PERRONO J. ; PERROT A. ; LA MARRE ; VALLEE ; LE GRAND ; THOMAS J. ; MASSON F. (16 évadés) Tués au cours de l'évasion : THOUEMANT ; LE DROGOFF ; GAUTHIER ; L'AZOU.
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03/10/2024