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Article de presse du journal Ouest-France du 26 septembre 1944

27/04/2015

 

DE RENNES A BELFORT

Le tragique voyage d'un train de prisonniers civils déportés

Plusieurs libérés nous content leur calvaire

Comme au coup de sirène du remorqueur de sauvetage des naufragés se débattant dans la brume. Ils avaient frémi d'espoir au sifflement des premiers obus américains au-dessus de Rennes le 1er août. La porte de leur cellule enfoncée, ils s'étaient assemblés tout joyeux dans le hall de la prison Jacques-Cartier. Des rafales de mitrailleuse les contraignirent à rentrer dans les cachots où depuis de longs mois, ils vivaient, entassés comme harengs en barils, souvent privés d'eau et sans autre soutien que des colis méthodiquement pillés, quand ce n'était pas par  le geôlier nazi lui-même, par ses hommes de confiance, des détenus de droit commun.

Apeuré en plein désarroi, le boche pourtant faisait bonne mine et offrait des cigarettes Dans le même temps, il armait, de force, ses propres tôlards. des marins et des todts réfractaires. Dans la nuit du 2 au 3 août, vers 3 heures du matin, les détenus étaient assemblés dans la cour de la prison et emmenés a pied dans  la nuit, avec leurs bagages.

Des tueurs russes, transfuges armés jusqu'aux dents, des chiens policiers sur leurs talons, serraient le convoi au coude à coude. Six condamnés à mort, récemment graciés, dont l'adjudant-chef de gendarmerie Guyot, de Pontivy, qui toute une nuit avait agonisé dans la sombre " Mitar" ou cellule des condamnés à mort, peuplée de la dernière vision de tant d'êtres chers, fermaient la marche ; responsables sur leur vie, déjà si menacée, de toute tentative d'évasion.

Sur ordre de ta gestapo. un premier train de déportés avait pris la route de l'exil dans la nuit du 1er au 2 août ; de celui-là on reste sans grande nouvelle. Du second train, où dans la nuit du 3 août, du côté de la Prévalaye, l'on entassait les prisonniers par wagons de quarante avec l'encombrement de six gardes-chiourmes qui prenaient leurs aises. M. André Heurtier, pharmacien, place des Lices, arrêté en décembre 1943, et premier Rennais rentré de Belfort avec M. Louis Rallon et notre ami Georges Piton, va nous raconter sobrement le long et pénible voyage qui dura du 3 août-15 août.

De Rennes à Nantes par Redon le train s« traîne dans un halo de fumées artificielles. Dès la première alerte, les Allemands allèrent se terrer à l'abri, abandonnant leurs captifs en pleine gare de Chantenay, dans les wagons solidement cadenassés.

Espoir, les F. F. I. !

En remontant vers Segré, à St-Mars-du-Désert, le convoi fut attaqué par les F.F.I. qui, courageusement s'étaient lancés à la-poursuite du train pour délivrer les prisonniers rennais. Mais les tueurs russes étaient en force et les assaillants durent se replier avec des pertes.

A Nantes, à Angers, le convoi s'était allongé des prisonniers civils de ces deux villes, ainsi que de ceux de Laval; au Lion-d'Angers, on avait accroché deux wagons de prisonniers américains.

Traîné par  deux énormes locomotives, le train s'étire sur une  longueur formidable, hypocritement protégé par quatre drapeaux blancs, tout juste grands comme des mouchoirs de poche. Les cheminots, nos braves cheminots français, imaginent toutes sortes de retard, inventent les obstacles les plus inattendus pour retarder la marche de cette geôle sur rails, mais les chauffeurs et les mécaniciens étaient allemands et comme on dit, avaient feu ailleurs que dans le foyer...

Au Lion-d'Angers pourtant, le train, après avoir roulé toute la nuit, se retrouvait au petit matin à la gare de départ..., un sabotage l'avait contraint à faire presque du surplace.

Le voyage avait été prévu pour trois jours. À Nantes, se fit la première distribution, les prisonniers touchaient une boule pour trois, le lendemain une boule pour sept, le surlendemain une boule pour onze puis après plus rien ou presque rien. Pourtant. il fallut attendre que ces messieurs de l'escorte eussent leur musette complètement vide pour qu'ils laissent approcher. dans l'espoir de profiter de l'aubaine, les représentants de la Croix-Rouge, du Secours National, ou les civils apportant quelque ravitaillement. Partout, au Lion-d'Angers surtout, la population fut admirable de générosité et de dévouement, nous assure M. Heurtier. le regard embué de reconnaissance.

A Langeais, à 30 Kilomètres de Tours, le train qui n'était même plus signale, subit un violent mitraillage; les Allemands se terrèrent, les détenus se faufilèrent dans un bois. La tornade passée, chassés de leur abri par des coups de feu ils furent accueillis à leur rentrée dans les wagons par des rafales de mitraillettes et les Américains, révoltés, vaillamment se battirent contre leurs brutes de gardiens avec les pierres du ballast.

35 kilomètres à pied

La voie était coupée, les prisonniers, nommes et femmes, les plus résistants portaient à dos les plus fourbus, poussés comme du bétail, durent rejoindre la gare de Saint-Pierre-des-Corps, distante de 35 kilomètres. Pour avoir protesté contre ce traitement inhumain, M. Heurtier fut marqué au crayon rouge. Apres un piétinement d'une journée, le voyage se poursuivit en hoquets, par Vierzon. Bourges, Nevers, Moulins. Dijon, Besançon, Vesoul. le train constamment dérouté sur des voies perdues.

Le 15 août, à leur arrivée a Belfort les prisonniers étaient parqués au Fort Harty, à cinquante mètres de la voie ferrée, par paquet de 72 dans des chambres prévues pour vingt-quatre.

Les dossiers disparus, la Gestapo en fuite, on les ont passer devant une sorte de Conseil de guerre, composé d'un officier et des gardiens, furent libérés, jour après jour, les détenus politiques à l'exception des gendarmes, des officiers et de ceux qualifiés de terroristes.

Jetés sur le pavé, en pleine déroute allemande. les " libérés" s'acheminèrent vers Giromagny, à 15 kilomètres au nord de Belfort où un camp avait été aménagé à leur intention.

Nantis par la Croix-Rouge d'un viatique de 500 francs, certains dont M Heurtier, poursuivirent leur voyage vers Dijon où ils rencontrèrent enfin l'armée libératrice du général de Lattre de Tassigny.

Dijon, Paris. Rennes, ils ne sentaient pas leurs pieds meurtris, leur estomac rétrécis et tiraillé au régime des 150 grammes de pain par jour ils étaient libres, en route vers un pays libre ; la routa est, belle. Pourtant ils revenaient de loin, de très loin avec la mort pour compagne de route et des brutes pour mentors. Que la joie du foyer retrouvé leur fasse oublier leur tragique calvaire, où pour comprendra la générosité de leur sacrifice, il eut fallu les suivre pas à pas.

Pierre CRESSARD

P. S — Deux autres libérés de Belfort, M. Charles Barder. de Rennes et M. Le Monnler, pharmacien à Guingamp. nous ont rapporté une liste de libères, restés à Giromagny. Nous publions ces noms dans nos éditions respectives.