Ed: 02/01/2025

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Annie ROSPABE GUEHENNO

Pour enrichir la mémoire du passé, nous recherchons des témoignages ou des documents  sur la Résistance en Ille-et-Vilainewrite5.gif (312 octets)

 02/01/2025

ROSPABÉ GUEHENNO Annie, (la jeune fille à jupe écossaise). Agent de liaison, elle est arrêtée le 9 juin 1944 dans la maison des Lecomte ainsi qu' André Gros et un officier supérieur britannique l'Air Commodore Ronald Ivelaw-Chapman3. Fouillée, ses geôliers découvrent sur elle un papier où la jeune résistante a noté quelques adresses à Londres. Emprisonnée dans la cellule 73, à la prison de Pré-Pigeon à Angers. (Conçue pour recevoir 250 détenus, elle en contient plus d'un millier, hommes et femmes, réfractaires du STO confinés dans des conditions pitoyables) 8.  Elle s'évade à St-Patrice. Elle rencontrera  l'écrivain académicien, Jean Guehenno avec qui elle liera sa vie. Dans son livre: L'épreuve, elle raconte son évasion à Saint-Patrice.

 

Pagre 252 de son livre l'Epreuve.

"C'est mon frère"

Je dis tout haut; "C'est mon frère." Mes compagnes me regardèrent avec effarement. C'était tout à fait insensé. Nous étions à trois cents kilomètres de Paris. Comment se trouvait-il là? Mais dans l'espace d'état second où j'étais depuis l'annonce du départ, rien ne m'étonnait. Je l'appelai en faisant de grands gestes des bras. Alors, il me vit  et je n'oublierai jamais la tendresse  et le désespoir qu'exprimait son visage. Il s'approcha. . Il avait sur son porte-bagages une énorme valise.: tous mes vêtements . Il était venu de paris  ainsi, sur cette vieille bicyclette empruntée je ne sais où et, chose étrange , après plusieurs jours de voyage, était arrivé à Angers cet après-midi même. A la prison, on avait refusé de le recevoir. Alors, il était resté devant la porte, dans le vague espoir qu'il se passerait quelque chose. Il avait vu sortir les camions et les avait suivis à tout hasard. tout ceci, je ne le sus que plus tard.

Pour le moment, je lui criai:

"Comment vont papa et maman?*

- Très bien. mais toi?" répondit-il.

Le soldat hurla:

-Silence! Pas de papa , maman!

Mon frère s'approcha  et voulu me tendre la valise, mais le soldat saisit s mitraillette et la braque sur lui. je lui dit : -File . Tout va très bien, tu vois. A bientôt!

Le soldat rugit à nouveau. Au même moment, notre camion repartit, et je vis mon frère remonter en titubant sur sa bicyclette. Il pleurait.

La Croix-Rouge

Cette rencontre m'avait beaucoup frappée. J'y voyais un signe du destin. Si raisonnable qu'on se veuille, on a du mal à accepter que tout ne soit que hasard. mes compagnes aussi me regardaient autrement qu'avant: la chance inspire le respect. je partais avec ce viatique. Le camion roulait vite et bientôt arriva en gare d'Angers; en rangs, on nous conduisit vers un train bizarre, composé de wagons de marchandises et de q0atre wagons à bestiaux; le nôtre, celui des femmes, était tout près de la locomotive, séparée d'elle par le tender. je remarquait out cela d'un coup d'oeil, dans l'espèce de fièvre où j'étais. Nous formions un groupe gai , en escaladant allégrement le wagon, et nous nous bousculions pour regarder par la porte laissée entrouverte et par les ouvertures garnies de barreaux le mouvement du quai.; des officiers criaient des ordres, des soldats couraient. dans un groupe, on devinait une conversation difficile : un homme en civil parlait d'un ton âpre à deux officiers. Comme il se tournait, je vis qu'il portait un brassard de la Croix-Rouge. Il réussit à obtenir des Allemands que chacune, penchée sur sa lettre, était loin, loin...Pour moi, encore toute remuée par ma miraculeuse rencontre, j'écrivais fiévreusement et je devais avoir quelque chose de passionné sur le visage, car je senti posé sur moi le regard intrigué d'un officier allemand et quand joyeuse, je remis ma lettre au représentant de la Croix-Rouge, il la lui arracha des mains et se mit à lire avec curiosité, puis fureur: je terminais ma lettre par ces mots: "La guerre va finir. A bientôt  à Vive la France!. Rouge de colère, il se mit à hurler; Vive la France, et l'Allemagne foutue, hein!" Il me fit descendre du train; tout le monde nous regardait, lui gesticulant , hors de lui, et moi, penaude et répliquant d'une voix tremblante qui se voulait ferme: "Oui vive la France. je suis pour elle. J'ai le droit de le dire." En même temps, je jetais un regard implorant sur l'homme de la Croix-Rouge; il intervint, calma l'officier allemand qui me laissa remonter dans le train, mais déchira ma lettre.

Plus tard, des dames de la Croix-Rouge nous apportèrent des colis de nourriture et des cigarettes. je réussis à en attraper un paquet, et fumer une cigarette me parut le couronnement de cette journée de liesse. le festin allait suivre, pensais-je. Mais des femmes de notre wagon, plus sages que moi, organisèrent une sorte une sorte d'intendance; les vivres furent mis dans un coin du wagon; elles les répartirent entre nous toutes aux heures des repas et pas avant. Elles avaient raison sans doute. Plusieurs d'entre elles étaient là par hasard, ou pour des raisons sans rapport avec la Résistance, et c'étaient les plus autoritaires. L'une d'elles offrait un spectacle pitoyable et comique: c'était une paysanne en tablier, qui tenant à la main son porte-monnaie, comme dans la rue du village, au moment où, allant faire ses commissions, elle avait été prise dans une rafle et gardée comme otage, pour le meurtre de soldats allemands. De la Résistance, du maquis et presque de l'Occupation, on sentait qu'elle ignorait tout. Encore étonnée de l'aventure qui lui arrivait et qui mettait dans sa vie quel chose d'insolite et d'un peu flatteur, elle nous regardait en souriant timidement. On devinait qu'elle faisait un effort pour s'adapter à ces dames de la ville au milieu desquelles elle se trouvait soudain et que c'était pour le moment , son principal souci. Pauvre femme! J'ai souvent pensé à elle depuis. A Ravensbrück où elle est allée avec les autres, quand est apparu la vanité de de toute la comédie sociale, peut-être , peut-être est-ce vers elle qu'on se sera tourné, comme vers celle qui possédait la vraie richesse.

J'entendis tout à coup des exclamations de joie: "Hans! Hans!" Dans le mouvement qui porta plusieurs femmes vers la fenêtre, je réussis à me glisser, moi aussi, et à jeter un coup d'oeil au-dehors, et je reconnus un des gardiens de la prison, un grand garçon au beau sourire: c'était donc lui, ce Hans dont on avait parlé comme d'un oracle dans la cellule, cet après-midi. Comment le connaissaient -elles? Elles bavardaient avec lui, riaient. je n'étais pas choquée:: J'étais abasourdie. Je n'avait pas imaginé qu'on pût se comporté en prison autrement que je n'avais fait. A un moment, Hans et d'autres soldats qui étaient sur le quai s'écartèrent devant un groupe de quatre hommes qui portaient un brancard, sur lequel était couchée une femme: ils s'arrêtèrent à notre wagon, posèrent un matelas dans un coin et y installèrent la femme qui, pâle, les yeux ferlés, semblait étrangère à ce qu'on faisait d'elle. Nous nous étions effacées et les regardions faire en silence. Pendant ce temps nous parvenaient les bruits de la locomotive qu'on mettait en route, de portes qu'on fermait, d'ordres criés de tous côtés. Un va-et-vient nerveux annonçait le départ. Le soir allait tomber d'ailleurs.

Le départ du train

Un sifflement tout proche nous fit sursauter; alors les fenêtres furent prises d'assaut par des femmes qui criaient et pleuraient en même temps tendaient leurs mains vers Hans et pressaient pathétiquement la sienne et, à mon tour, j'essayais de toucher la main de Hans! Mais déjà le train était parti.

Quand il fut en rase campagne, il s'arrêta: par groupes de cinq, on nous fit descendre sous la garde de soldats armés. A l'abri d'un buisson, je regardai les champs immenses, le ciel. Tout parlait de liberté. mais comment s'échapper? En remontant dans le wagon, je soupirai: "Quel dommage qu'on ait pas pu se sauver, mais il n'y avait vraiment pas moyen!" Un chœur de protestation monta: " Vous n'avez pas fait assez de bêtises comme ça! Vous allez nous attirer des histoires! Vous allez vous tenir au milieu du wagon et on vous empêchera d'approcher de la porte et des fenêtres! " Ainsi firent-elles. J'avais espéré la fraternité. J'étais déçue. Une bourrade m'avait renvoyée au milieu du wagon. je sentait l'hostilité autour de moi. J'étais triste. Le train roulait lentement. Les femmes majordomes décidèrent qu'on profiterait du reste de jour pour diner et distribuèrent avec équité le pain, les biscuits et les fruits. La femme qui était couchée sur le matelas avait ouvert les yeux et, appuyée sur le coude, mangeait sa part. Elle avait entendue nos propos et me fit une place sur le matelas, à côté d'elle; tout le temps que je passai, je fus ainsi, auprès de cette femme un peu âgée, au bon visage. Elle était bretonne, de Nantes et résistante. Malade d'un fibrome, je crois, elle venait d'être opérée et la Gestapo l'avait arrachée à son lit d'hôpital, pour ne pas la laisser échapper, malgré le pitoyable état où elle était. Quant la nuit fut venue, elle me fit étendre sur le matelas près d'elle et, consolée, savourant ma revanche, je passai une très bonne nuit.

Le réveil au petit matin

Je fus réveillée au matin par la lueur dansante du soleil levant qui tombait sur mon visage à travers les barreaux. Pendant quelques minutes, je crus poursuivre un rêve étrange et puis, je me souvins de tout et, m'asseyant , je regardai autour de moi; appuyées les unes contre les autres, mes compagnes reposaient. L'une d'elles, les yeux ouverts, semblait ne rien voir, perdue dans quelles pensées? Des plaintes s'élevaient d'un coin du wagon. Je me tournai vers la femme malade: elle ne dormait pas, elle n'avait pas dormi, m'expliqua--elle, tenue éveillée pas la souffrance: à l'hôpital, on lui donnait des calmants. je l'avait oubliée.

Où était-on? Je m'étais mise debout et le paysage que j'apercevais par la fenêtre me paraissait familier; elle me dit que , durant la nuit, le train n'avait sûrement parcouru que quelques dizaines de kilomètres; il s'était arrêté souvent et parfois longtemps, sans qu'elle sût pourquoi. Autour de nous, on commençait à remuer et bientôt tout le monde fut réveillé. On voyait des visages bouffis, des cheveux embrouillés, des vêtements fripés. Le train s'arrêta et on nous fit de nouveau descendre en pleine campagne, sous la garde de soldats; il était impossible de se cacher et tout pudeur était dérisoire.

D'ailleurs quel sens avait encore ce mot pour ce troupeau misérable que  nous formions maintenant? L'espoir de fuir, qui m'avait effleuré une minute, était vain; les soldats armés, nous talonnaient et nous repoussaient vers le train et je remarquai des vigies installées dans des sortes d'observatoires, de place en place, sur le toit des wagons.

personne ne devait s'évader

Quand tout le monde fut remonté, nos "intendantes" nous donnèrent à chacune, pour petit déjeuner, un gros biscuit, et puis, elles tinrent une sorte de concile et un pacte fut conclu entre nous touts: il y aurait une sorte de justice absolue, si des paquets nous étaient remis, ils appartiendraient à la communauté et elles en régleraient la distribution, nous étions solidaires et par conséquent personne ne devait s'évader, parce que des sanctions seraient prises contre les autres : y penser étaient déjà coupable. Nous approuvions tant de sagesse et d'organisation, et tout le monde promit. Moi aussi. Le soldat qui nous gardait se trouvait dans une sorte de petite annexe du wagon.; il nous observait avec bonhomie. Il adressa la parole à celles qui se trouvaient le plus proche de lui: Il venait du Mecklembourg et leur montra des photos qu'il sortait avec ses gros doigts maladroits d'un vieux portefeuille usé. Bientôt chacune de nous voulut les voir: c'était sa femme et deux enfants blonds et joufflus. A leur tour quelques unes lui racontèrent leur histoire. Comme je ne disais rion, il me demanda pourquoi j'étais là: mi-rieuse, mi-fière, je répondis: " Comme terroriste!" et il me regarda interloqué. Ce ne fut pas du goût de mes compagnes, qui me rappelèrent au milieu du wagon. Je tâtais tristement ma lettre, au fond de ma poche; le soldat nous avait confié que le train allait en Allemagne. Une fois là-bas, tout espoir serait perdu pour longtemps, peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours. Le découragement entrait en moi, comme entre nous toutes, enfermées dans cette boîte qui avançait inéluctablement vers on ne savait quel but. Tout à coup, le train ralentit et siffla; on entrait dans une gare, un employé des Chemins de fer, agitant un drapeau rouge, sauta sur notre wagon et s'y tint accroché aux barreaux d'une fenêtre; d'un bond, avant que mes compagnes ait pu m'arrêter, je fus à côté de lui et l'implorai:

"Pouvez-vous prendre une lettre et l'envoyer?

-- Bien sûr. Passez-la-moi. "

Il la saisit adroitement. Notre gardien n'avait rien vu. En sautant à bas du wagon, il me fit un clin d'oeil complice. Je sus plus tard que ma lettre était parvenue peu de jours après , au terme de son voyage aventureux! Je revins au milieu du wagon.

Un prisonnier jeté sur le quai

Un peu plus tard, le train s'arrêta longuement au milieu des champs. Puis on arriva dans une autre gare, où il fit halte; on entendait des bruits de discussion. Que se passait-il? Debout, le cou tendu, je vis jeter sur le quai, du wagon voisin, le corps d'un homme au visage monstrueux, jaune et boursouflé, avec des plaques noires autour du front et des yeux. je compris qu'il avait eu la tête brisée sous les coups et je supposais qu'il venait de mourir quand je le vis faire un mouvement et remuer bizarrement la bouche, image effrayante qui me hanta longtemps.

A midi, nos dames-intendantes nous donnèrent à manger. Le train marchant, s'arrêtant, faisant des manoeuvres mystérieuses, n'avançait guère. Nous n'avions pas encore atteint Tours. Tours, où la Gestapo, me reprendrait peut-être! Je ne pouvais m'empêcher d'avoir peur et j'essayais de ne pas y penser. Dans l'après-midi, une femme puis deux , puis près de la moitié  furent saisies de maux de ventre violents; on nous avais mis un seau dans un coin du wagon. Je me rappelle la gêne de la première, une jeune femme blonde et fine, quand il lui fallut, pour y aller, renoncer au respect de soi, à la pudeur, à la délicatesse, qui la rattachaient encore au monde des hommes; c'est à ce moment-là peut-être que j'ai le mieux senti que nous entrions dans un autre univers. Quant vint mon tour, l'habitude était déjà prise! Ce wagon était devenu notre maison, ou plutôt notre campement: chacune y avait sa place, des groupes s'étaient formés. Comme tout le monde ne pouvait être étendu en même temps, des roulements s'étaient établis. Protégés par la femme malade, j'avais une place de choix. Le temps commençait de perdre toute dimension. Il faisait chaud. A en juger par le soleil, auquel nous tournions maintenant le dos, l'après-midi devait avancer, quatre heures, cinq heures peut-être. Accablé par cette absurde conclusion de l'aventure , on se sentit gagné par le désespoir. Mais chacune gardait ses pensées pour soi. On était somnolent et silencieux, bercé par les cahots; quand il cessaient , parce que ke train s'était arrêté, l'une de nous se levait, regardait par la fenêtre, disait ce qu'elle voyait, rien, le plus souvent, que la campagne, éclatante de soleil, dans l'été,. Quelquefois, le train longeait un chemin et des gens nous regardaient passer, des jeunes filles en robes claires, des hommes au visage hâlé: comme c'était étrange ce boheur qui existait à côté de notre misère, si proche et pourtant désormais impossible.

Le mitraillage du convoi à Saint-Patrice

Dans une petite gare, Saint -Patrice, à peine étions-nous arrêtés, qu'on entendit le roulement sourd d'avions et ce fut , chez nos gardiens, le branle-bas de combat: Ils sautèrent tous du train et se mirent à courir sur la petite route qui, partant du passage à niveau, conduisait au village. Enfermées dans notre wagon, nous attendions; quelques-unes eurent la présence d'esprit d'agiter des mouchoirs par les barreaux car, à en juger par le bruit qui devenait assourdissant, les avions volaient très bas. Tout à coup, ce fut comme si on avait cogné avec de gigantesques marteaux sur notre wagon: d'un seul mouvement, nous nous étions toutes mises à plat ventre, enchevêtrées les unes dans les autres et nous cachant la tête avec nos bras: un à un, dans un crépitement de balles, les avions passaient en rase-mottes au-dessus de notre toit. Le vacarme était effrayant; on ne savait plus où on en était , si tout n'avait pas explosé, si on était blessé ou même encore vivant. La tête enfouie sous le matelas , je murmurais; " Non, non, ce n'est pas possible. je ne veux pas mourir. Protégez-moi?. je ne veux pas." Le fracas d'un avion résonnait encore dans notre tête qu'un autre arrivait. Soudain, plus forte que tout ce bruit, une voix claire s'éleva:  Je risquai un oeil à genoux, la jeune femme blonde priait à voix haute pour nous toutes qui étions aplaties sur le plancher du wagon, tremblantes et livides . D'une voix qui tremblaient légèrement et parfois se brisait, mais se reprenait aussitôt et retrouvait sa pureté, elle disait : " Je vous salue, Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec nous..." Sa prière terminée, elle la recommença et quand elle eut dit: "Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni.", de plusieurs points du wagon, d'autres voix se joignirent à la sienne. : " Saint-Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort..." A l'heure de notre mort !jamais, je n'avais tant désiré croire à une prière, mais ces mots qui résonnaient en mou, chargés de mystères et de poésie, étaient vides de sens et cependant par je ne sais quelle grâce, avaient dissipé mon angoisse; un sentiment plus fort m'emplissait, fait d'enfance retrouvée et de profonde fraternité, et je bénissais cette compagnie inconnue par qui nous étaient rendues l'espérance et la dignité.

Tout à coup, ce fut le silence absolu et une sensation de vertige, comme au bord du vide. On osait pas bouger. Puis peu à peu, on leva la tête, on se regarda, on se secoua. C'était fini; aucune de nous était blessée, mais du dehors parvenaient des gémissements : Un des soldats allemands, en se sauvant, avaient été atteint par une balle; une femme de notre wagon -- celle avec qui j'avais pris une douche en prison --était médecin: on la fit sortir et on la conduisit avec le blessé dans la maison du garde-barrière. le mécanicien et les soldats examinaient la locomotive : transpercée de balles de balles, elle était hors d'état de repartir. Cependant, du village tout proche, arrivaient des hommes et des femmes chargées de paniers de poires et de brocs d'eau; nos gardiens encore sous le coup de l'émotion, ouvrirent les portes des wagons et laissèrent ces braves gens nous distribuer l'eau et les fruits: Nous tendions les bras et nous amusions à attraper les poires qu'ils nous jetaient en souriant, quand du fond de l'horizon se fit entendre le même grondement que tout à l'heure:

Deuxième mitraillage

 Les avions revenaient ! le cauchemar recommençait ! Affolés, les Allemands repoussant les prisonniers vers l'intérieur des wagons, verrouillèrent les portes. Quand ils voulurent nous enfermer, quelques femmes en larmes les supplièrent d'avoir pitié; ils nous laissèrent descendre. Je me précipitais dehors avec le flot de prisonnières. A quelques mètres du train, sur la route qui montait au village, j'assistais en compagnie de mes gardiens, à ce deuxième mitraillage. Quand ce fut fini, ils nous ramenèrent au train. C'est alors que je vis la femme malade; je l'avais oubliée! il n'y avait pas de reproche dans son regard et pourtant j'eus honte.

 

Mon évasion

A  peine m'étais-je installée près d'elle, qu'on entendit une troisième vague  d'avions. Cette foi-ci je ne la laisserai pas. l'idée me vint aussi que je pourrai fuir  et que son manteau beige, rangé dans un coin du wagon, me dissimulerait mieux que ma jupe écossaise. J'aidais la femme à se mettre debout, puis l'amena vers la sortie, non sans saisir au passage son manteau. Comme nous arrivions à la porte, le terrible vacarme de tout à l'heure nous submergea: Les avions passaient au-dessus de nous. les balles giclaient de tous côtés. Nos compagnes et nos gardiens s'étaient jetés à plat ventre dans les fossés. Je fis descendre la femme et la couchai sans trop de douceur dans l'herbe, puis, jetant un coup d'oeil autour de moi, sans hésitation, je me mis à courir sur la route, vers le village que j'apercevais en haut à quelques cent mètres. La première maison était une boucherie; je m'y engouffrai; elle était pleine de gens: ils me regardèrent effarés et, sale, hirsute, j'avais à coup sûr , un aspect bizarre. Je m'expliquai:

"Je me suis échapper du train. Je veux me cacher, loin. Il ne faut pas qu'"ils" me reprennent! "

Le boucher me mit dans la main un camembert et un billet de cinq cent francs et me dit

--Vous allez suivre la route qui monte, là, le long des vignes. Quand vous aurez fait quinze cent mètres, vous verrez sur la droite une ferme, La Caillerie. Vous direz: " Je viens de la part de Marius. " Soyez tranquille, M. Chauvet s'occupera de vous.

Je ne suis pas sûre d'avoir dit merci. Je me précipitai dehors, tout en enfilant mon manteau et me mit à courir sur la route qui grimpait au flan d'une colline; essoufflée, les jambes tremblantes et faibles, je courais sans répit, jetant seulement un regard furtif sur la gare et le terrain que je dominais dangereusement. Lesilence était revenue. les gens se relevaient. On allait faire le bilan, on s'apercevrait de mon évasion. Je me baissais derrière les rangées de vigne, sans cesser de courir.

A la ferme, c'est une sorte de seigneur qui m'accueillit; Un de ces paysans, plein de finesse et de réserve, grand et maigre, au regard réfléchi, auquel le silence a donné une force tranquille et royale. A certains moments graves  de la vie, on touche d'emblée le fond des êtres. Tout le faux-semblant disparaît comme des bulles qui éclatent et s'imposent quelques grandes valeurs humaines qui, seules, établissent entre les hommes des rapports vrais et profonds: la bonté, la simplicité, je les trouvai dans les regards de M. et Mme Chauvet. Ils me souriaient sans avoir l'air de remarquer mon air hagard et ils insistaient pour me garder avec eux dans la ferme, soucieux seulement de moi et oublieux du danger que je représentais. Mais moi, je ne pensais qu'à brouiller les pistes entre les Allemands et moi, à me cacher, à devenir invisible dans un petit coin oubliée.