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Je
suis venue évoquer devant vous et avec vous une période dramatique de notre
histoire: la Résistance française durant l'Occupation de la France par les
Allemands, et la Shoah, c'est-à-dire l'extermination
des races que les Nazis considéraient
comme inférieures, particulièrement
les Juifs et les Tziganes.
Pourquoi ce mot de Shoah ? Il veut dire en Hébreu : Anéantissement.
Dans les années 1940,
j'étais bien jeune, mais je peux vous parler de
cette période car je suis juive,
fille de parents résistants juifs, qui ont été
arrêtés par les Allemands puis
déportés à Auschwitz, où ils ont été gazés et
brûlés en Février
1944.
De mon coté,
j'ai continué la Résistance en devenant agent de
liaison ;
j'ai
été arrêtée par la Milice, qui était
une sorte de police française supplétive de la police allemande, et
j'ai été emprisonnée et ensuite
déportée en Allemagne au camp tristement célèbre de Ravensbrück. Je connais
donc bien la Shoah à travers le sacrifice de mes parents ; la
Résistance et la déportation par mon
expérience personnelle.
Avant de commencer mon récit, je voudrais faire
un bref rappel sur la période
1939-1945 dont nous allons parler.
En 1939, les troupes allemandes d'Adolf Hitler
envahissent la Pologne, qui était une alliée de la France. L'Angleterre et
la France ripostent en déclarant la
guerre à l'Allemagne nazie.
Cette guerre, où la France a eu près de 100 000
soldats tués et deux millions de prisonniers, va prendre fin, en principe,
le 17 Juin 1940, date où le maréchal Pétain, appelé par une majorité de
Parlementaires à gouverner le pays,
va demander l'Armistice, signé le 22 Juin. La France est
occupée et coupée en morceaux.
L'Alsace et la Moselle sont annexées par l'Allemagne, et le reste de
la France est coupé par une ligne de démarcation séparant une zone occupée
et une zone libre. Cette dernière
sera d'ailleurs envahie elle aussi au cours de l'hiver 1942-1943.
Le 18 Juin 1940, le général de Gaulle, alors
inconnu, refuse lui de cesser le combat, et depuis Londres, appelle tous les
Français à la Résistance contre
l'occupant.
Peu à peu, deux catégories de Français vont
cohabiter : les Pétainistes, qui acceptent l'armistice et la soumission à
l'Etat Français, dont la capitale est maintenant à Vichy, et les Gaullistes,
ralliés par la suite par les Communistes et d'autres fractions de Français
et d'étrangers qui, par tous les moyens, veulent continuer le combat par la
résistance à l'ennemi. Pour eux, l'Etat Français, symbolisé par le maréchal
Pétain, n'est qu'une usurpation, et la République Française, qui n'a jamais
cessé d'exister, doit retrouver dans la victoire contre le nazisme la place
qu'elle n'aurait pas dû céder. Aux deux catégories que j'ai citées s'ajoute
une troisième : on peut dire les attentistes, qui pensaient à leur
ravitaillement.
Mes parents, qui étaient juifs, comme je vous
l'ai dit, furent de ceux qui par patriotisme devinrent des Résistants et,
malgré mon jeune âge (j'avais 12 ans en 1940), je les ai aidés dans leur
tâche. Après leur arrestation, je devins agent de liaison dans la
Résistance, avec tous les risques que cela comportait.
Voilà donc la France occupée par l'armée allemande et les Français soumis à
de lourdes servitudes économiques et à de sévères restrictions alimentaires.
La pénurie est de
règle et l'Etat institue l'usage de cartes avec des tickets pour
l'alimentation, pour les vêtements, pour le tabac, pour le vin, les
chaussures... Les Français font connaissance avec des légumes qu'ils
ignoraient, comme les rutabagas et les topinambours. La saccharine a
remplacé le sucre et la margarine a remplacé le beurre. Les magasins mettent
des affiches en vitrine ; « Rien à vendre », ou par exemple « Aujourd'hui,
contrefaçon de café » (c'était un breuvage peu engageant). Il faut souvent
faire la queue longtemps avant d'être servi. Les transports sont très
réduits, et peu de trains circulent. En revanche, les Français vont beaucoup
au cinéma, et compte tenu de l'absence d'essence, qui est réquisitionnée par
l'Occupant, se déplacent à vélo ou en vélo-taxi (c'était une sorte de
pousse-pousse tiré par un cycliste).
Toutes ces misères
ne sont rien comparées à la terrible condition des Juifs. Dès Octobre 1940,
le gouvernement Pétain va commencer à promulguer toute une série de lois
visant à interdire aux Juifs toutes sortes d'activités :
- Exclusion de la fonction publique, de la
presse, des activités culturelles, des professions libérales ;
- Confiscation des entreprises juives, des
automobiles, des bicyclettes, des postes de radio ;
- Interdiction de
changer de domicile, de quitter son logement entre vingt heures et six
heures du matin, de prendre le métro à l'exception du dernier wagon ;
- En Juin 1942, obligation de porter l'étoile jaune dès l'âge de six en zone
occupée.
- Interdiction de fréquenter les restaurants, les cafés, les cinémas, les
salles de concert, les marchés, les foires, les piscines, les terrains de
sport, les champs de courses, les musées, les bibliothèques, les cabines
téléphoniques, les magasins (sauf entre quinze heures et seize heures).
Certains parcs portaient l'inscription « Interdit aux chiens et aux Juifs ».
Puis commencent les rafles des Juifs étrangers et Français, surtout en 1942,
où a eu lieu la rafle du Vel d'Hiv. Des milliers d'hommes, de femmes et
d'enfants sont internés dans des camps en France, puis déportés en
Allemagne. La première déportation de France vers le camp d'extermination
d'Auschwitz a eu lieu le 27 Mars 1942.
Dans ma petite
ville de Sainte-Savine, à côté de Troyes, je suis soumise à toutes les
contraintes imposées aux Juifs. Il m'est en particulier interdit de
poursuivre des études secondaires, et le directeur d'une école de
secrétariat accepte avec courage de m'inscrire à son école, l'école Pigier.
Avec un diplôme, je suis engagée dans une société commerciale de Troyes, où,
malgré mon étoile jaune, je suis bien accueillie par le directeur et ses
collègues.
C'est fin 1942 que mes parents sont entrés en Résistance en hébergeant des
résistants.
Il y avait alors trois mouvements principaux de Résistance :
- Francs Tireurs et Partisans de Jean-Pierre Lévy
- Libération de d'Astier
de la Vigerie
- Combat de Henri Frenay
II y en eut beaucoup d'autres, souvent tout aussi
actifs, mais moins importants en nombre.
C'est précisément en 1942 que Jean Moulin est
délégué en France pour unifier tous les mouvements de Résistance. Il sera
arrêté à Caluire, près de Lyon, et mourra sous la torture.
Nous étions fin 1942. Dans la famille qui logeait
à la maison (neuf personnes), j'avais une tante qui avait fui l'Alsace
occupée, et qui travaillait en cachette chez un boucher de Sainte-Savine.
Très vite, elle avait remarqué que des inconnus faisaient des passages
réguliers dans la boucherie en plein jour.
Un jour, son
patron, prenant son courage à deux mains, lui dit : « Votre famille
peut-elle accueillir des Résistants ? »
Ma tante comprit alors le va-et-vient des toutes ces personnes dans la
maison. Elle transmis alors à mon père et à ma mère cette étrange et
confidentielle demande, et sans hésiter une minute, ils acceptèrent tous les
deux de prendre ce risque.
Peu à peu, notre maison devint au fil des mois, un véritable nid de
Résistants : agents de liaison hommes et femmes, chefs de secteur et chefs
de réseau, comme notre ami Germain. Je pense aussi à Jacqueline, que je
devais retrouver à Ravensbrück, et qui mourut du typhus, quelques jours
après mon arrivée.
Mon père était sans arrêt à la recherche de nouvelles planques pour nos
clandestins. Souvent aussi, il était occupé par des missions, dont il nous
cachait la nature exacte. Ma sœur et moi l'aidions dans la mesure de nos
moyens pour trouver, par le bouche à oreille, de nouveaux foyers
susceptibles d'accueillir nos pensionnaires, qui devenaient nombreux. Tout
cela à nos risques et périls, mais tout de même avec quelques petits
avantages. En effet, nos hôtes nous laissaient souvent des feuilles de
tickets d'alimentation, résultat de descentes (on dirait aujourd'hui
braquages) dans les mairies, les bureaux de poste et les bureaux de tabac.
Inutile de vous dire que ces tickets étaient les bienvenus pour améliorer
l'ordinaire de notre grande famille, car ma mère avait fort à faire pour
nourrir tout ce petit monde.
Lors de leurs passages, fréquemment les résistants nous faisaient le point
sur la situation, avec des informations que ne connaissait pas le grand
public, et qui étaient de plus en plus alarmantes pour le milieu juif:
arrestations, rafles, déportations dans les camps, dont nous ignorions
toutefois la nature exacte.
Le 27 Janvier 1944, dès sept heures du matin, nous quittons la maison, ma
sœur et moi, pour nous rendre aux docks, accompagnées de Germain qui devait
aller surveiller des mouvements de train au centre de triage, en prévision
d'une action de sabotage. Une demi-heure après notre arrivée, survient,
affolée, notre voisine, qui, dans notre bureau nous dit : « Sauvez-vous
vite, toute votre famille vient d'être arrêtée par les Allemands ! » C'était
la rafle des Juifs de Troyes, qui devait conduire mes parents à Drancy, puis
Auschwitz, par le convoi n° 68, où ils furent gazés et brûlés le 15 Février
1944. Ce convoi n° 68, en date du 10 Février 1944 était constitué de 1 500
déportés : 674 hommes, 814 femmes, 279 enfants de moins de 18 ans, 14
indéterminés. A l'arrivée à Auschwitz le 13 Février, 1229 personnes furent
aussitôt gazées. En 1945, on comptait 42 survivants dont 24 femmes.
Sans perdre une minute, nous allons nous réfugier dans un café voisin, d'où
nous voyons arriver les bus, et les soldats allemands en descendre, pour
nous cueillir aux docks. Heureusement, le directeur, Monsieur Ruelle, à qui
je rends hommage, leur dit : « Je ne les ai pas vues ce matin. » Et le bus
repart. C'était la dernière fois que j'entrevoyais mes parents.
Nous étions sauvées, mais seules et désemparées, ne sachant que faire. Il
nous fallait prendre une décision rapidement.
Nous prenons le parti d'aller chez de bons amis, catholiques, qui sûrement
nous donneraient asile pour quelques jours.
En tremblant, nous
traversons la ville. Nos amis, Monsieur et Madame Preumont sont tout à fait
d'accord et nous accueillent avec amitié et compassion. Entre temps, nos
amis résistants, qui étaient venus aux nouvelles chez notre voisine à
Sainte-Savine, nous avaient retrouvées chez ces amis, et voulaient nous emmener
avec eux pour devenir agents de liaison.
Deux possibilités s'offraient à nous ; nous pouvions essayer de rejoindre
nos oncles et cousins, juifs eux aussi, qui s'étaient réfugiés dans le sud
de la France, sans être sûres d'ailleurs qu'ils nous auraient bien
accueillies. Ou bien nous pouvions accepter le projet de nos amis
résistants, que nous connaissions bien quand ils étaient hébergés et cachés
par nos parents, qui nous proposaient de partir avec eux et d'entrer ainsi
dans la Résistance avec les Francs Tireurs et Partisans, FTP.
C'est cette dernière solution que nous avons choisie, ma sœur et moi, autant
par patriotisme que par le désir de venger nos parents. Nous avons donc
accepté de devenir des résistantes actives.
J'ouvre ici une parenthèse pour vous dire que s'il y avait de nombreux
mouvement de Résistance, il y avait aussi de nombreuses manières d'entrer,
si j'ose dire, « en résistance ».
Etant entendu que résister c'était lutter contre l'ennemi nazi qui occupait
la France, on pouvait, comme le faisaient mes parents, héberger des
résistants et faire de sa maison un lieu de rencontre et de rendez-vous. On
pouvait aussi quitter sa famille, ses amis, et selon l'expression, « prendre
le maquis », c'est-à-dire rejoindre dans les montagnes, dans les forêts, des
groupes de résistants armés qui se préparaient à aider à la libération de la
France. Ce fut le cas de nombreux jeunes gens qui voulaient échapper au STO,
le Service du Travail Obligatoire, en Allemagne.
La Résistance nécessitant une organisation importante, on pouvait aussi
devenir agent de liaison, c'est-à-dire devenir messager clandestin entre
différents chefs d'une même organisation, en transportant des armes, des
communiqués, de l'argent, des postes émetteurs.
C'est cette dangereuse mission que nous avons choisie, ma sœur et moi, car
c'est celle qui pouvait nous permettre de lutter efficacement contre
l'ennemi avec nos faibles moyens.
Il faut vous dire
que la majorité des agents de liaison étaient des femmes, souvent des jeunes
filles. Pourquoi ? Parce qu'elles passaient plus facilement inaperçues que
des hommes.
Je vous l'ai dit, l'agent de liaison transportait différentes choses : des
faux papiers, des communiqués, des armes, de l'argent et aussi des postes
émetteurs qui permettaient aux chefs de réseau de transmettre des messages.
Souvent, ces différents transports, surtout les armes et les émetteurs,
venaient de Londres, qui était le quartier général français de la
Résistance, et avaient été parachutés par des avions anglais. Les faux
papiers, en revanche, par exemple les fausses cartes d'identité, étaient la
plupart du temps fabriqués par des employés de mairie qui risquaient la mort
ou la déportation en Allemagne.
Les parachutages
étaient annoncés par la radio de Londres par des messages codés,
incompréhensibles, sauf par ceux qui les attendaient et en connaissaient la
signification. On entendait par exemple des messages aussi bizarres que «
les blés seront coupés demain » ou bien « la barbe de mon père est devenue
blanche », et le plus célèbre annonçant l'imminence du débarquement allié
avec le début d'un poème de Verlaine « les sanglots longs des violons ».
Il y eut aussi une action résistante très importante, c'est la diffusion de
tracts et de journaux clandestins. Nombreuses, en France, furent les petites
imprimeries où des hommes et des femmes ont fabriqué, au péril de leur vie,
des tracts et des journaux. Les moyens étaient limités, par exemple à Nancy,
le Journal Lorrain**était imprimé sur du papier d'emballage qui provenait
d'une société d'alimentation qui s'appelait la Sanal.
La plupart des journaux clandestins nés sous l'Occupation ont continué à
paraître après la guerre. Ce fut par exemple le cas de Combat, de Libération
et d'autres.
Ce fut si j'ose dire une spécialité de certains patriotes de distribuer dans
les boîtes aux lettres la presse clandestine et les tracts qui redonnaient
espoir aux Français.
Une résistance qu'il ne faut surtout pas oublier, c'est le rôle joué par les
passeurs.
On appelait « passeurs » ceux qui vous faisaient passer de la zone occupée à
la zone libre (libre jusqu'en 1942), mais aussi de la France à la Suisse ou
en Espagne.
Ces passeurs faisaient franchir la « ligne de démarcation » (nommée ainsi
pour séparer les deux zones) à ceux qui ne possédaient pas de «
laissez-passer » (en Allemand un Ausweis) et qui ne pouvaient de ce fait, se
présenter aux postes allemands de contrôle.
Pour franchir cette ligne, ils utilisaient des sentiers, à travers les
forêts et les montagnes, pour convoyer ceux qui voulaient « passer de
l'autre côté ». Il s'agissait le plus souvent de prisonniers évadés, de
résistants, de familles de confession juive et d'une manière générale, de
personnes recherchées par la police allemande.
Beaucoup de ces candidats au passage de la ligne de démarcation étaient
passés par des filières qui avaient des plaques tournantes comme Nancy ou
Epinal, où les cheminots ont joué un grand rôle, comme ils jouaient un grand
rôle dans le sabotage des convois de trains militaires allemands.
Tout comme les passeurs, un grand nombre de cheminots ont payé de leur vie
leur courageux engagement.
Je vous ai parlé tout à l'heure des rafles de Juifs, et devant cette horreur
accomplie souvent par la police française, des gens courageux, ont décidé de
cacher des enfants juifs et de les soustraire à la déportation dont étaient
victimes leurs parents. On leur a donné le beau nom de « Justes » et on leur
rend enfin hommage.
Ce courage-là, c'était aussi un acte de résistance au nazisme.
Mais revenons à notre recrutement dans la Résistance et à notre départ de la
ville de notre enfance. Bien entendu, dès ce jour où nous entrions dans la
clandestinité, nous avons cessé de porter l'étoile jaune, ma sœur et moi.
Il nous fallait de fausses cartes d'identité et quelques transformations
physiques. Ma sœur devint blonde, et moi aile de corbeau. Tout cela fut fait
rapidement.
Nous prenons alors le train pour Paris, pensant nous réfugier provisoirement
chez notre tante, qui, elle, nous accueillit froidement, nous faisant
comprendre qu'elle ne voulait pas prendre le risque de nous héberger.
Nous avons fui cette maison peu hospitalière pour nous retrouver dans un
hôtel proche de la gare de Lyon, rue de Châlons, qui était notre point de
ralliement.
Rendez-vous avait été pris avec Pierre, un chef de réseau franc tireur et
partisan qui venait souvent chez mes parents (J'ai su plus tard qu'il
s'appelait Paul Rochet), et quelques jours après notre arrivée à Paris, je
pris, tout comme ma sœur, mes fonctions officielles d'agent de liaison sous
le nom de Annick.
Nous reçûmes une formation et quelques consignes de prudence, avant d'être
intégrées dans le groupe, placé sous la direction du colonel Ouzoulias, qui
dirigeait les secteurs de Côte d'Or, de Saône-et-Loire et de Bretagne.
On ne connaissait, en fait, que des prénoms, qui étaient faux, bien entendu.
Cette mission consistait à transporter une énorme valise du 15
arrondissement jusqu'à la Porte de Clignancourt. Personne au rendez-vous. Le
lendemain, même parcours, et personne à nouveau. Enfin, à mon troisième
voyage, quelqu'un m'attendait devant le café où nous avions rendez-vous. Il
a pris ma valise sans que nous nous adressions la parole. Son silence était
rassurant : ce n'était pas un agent de l'ennemi.
Je dois dire qu'il y avait pour moi une certaine délectation lorsque,
transportant dans le métro des valises chargées d'armes, de faux papiers ou
de rapports compromettants, je me trouvais tassée contre les uniformes
allemands, sous le regard équivoque de ces messieurs pour la mignonne jeune
fille qui ployait sous un si lourd fardeau. Ce qui me plaisait beaucoup
aussi, c'était lorsque les soldats allemands poussaient la galanterie
jusqu'à porter ma valise, ce qui en plus me faisait échapper au risque du
contrôle économique.
Je me suis rendue bien souvent dans des endroits impossibles pour récupérer
des documents : passerelles d'écluse sur le canal de Dijon, cafés plus ou
moins mal famés, sous les ponts de Paris (comme dans la chanson), et même au
bois de Boulogne, qui, à l'époque, avait bonne réputation.
Les moyens de transports étaient très aléatoires, tantôt par le train ou à
vélo, et bien souvent à pied.
Une nuit, en Saône-et-Loire, à Montceau-les-Mines, chez un mineur résistant,
j'ai entendu brusquement, à quatre heures du matin, la Gestapo envahir la
maison.
On m'avait fait dormir dans la chambre de la petite fille de la famille, qui
devait avoir 10 ans environ. Nous nous sommes cachées dans un placard, ma
main comprimant sa bouche pour étouffer ses sanglots. Au bout d'une heure,
nous sommes sorties. Plus un bruit, toute la famille avait été arrêtée. J'ai
emmené alors la petite chez sa sœur, dans une maison voisine, et, à pied
depuis Montceau, j'ai rejoint le Creusot, afin de prendre un bus pour Dijon.
Au Creusot, j'ai appris qu'une quarantaine de résistants avaient été
arrêtés. Je l'avais échappé belle, mais je n'avais plus un sou.
Heureusement, des commerçants, acquis à notre cause, m'ont donné un peu
d'argent pour continuer mon voyage.
Vous vous en doutez, la pensée d'être arrêtée était souvent présente, et
plus encore la perspective d'être torturée et de savoir si l'on tiendrait le
coup.
Après ces arrestations, plus question pour le moment de retourner en
Saône-et-Loire. A Dijon, j'ai tout de suite foncé chez Germain, chef de
réseau, pour retrouver un contact. Il prit la décision de m'envoyer en
Bretagne, pour y retrouver Maurice, chef de secteur dans cette région.
La Bretagne était un centre très actif de la Résistance, et les missions ne
manquèrent pas. Brest, Quimper, Saint Brieuc et de nombreux petits villages,
où l'on parlait plus le Breton que le Français. J'avais souvent des
rendez-vous en bord de mer, et je me souviens des pittoresques marchés au
poisson, où des Bretonnes, qui portaient encore la coiffe bigouden, venaient
faire leurs achats. Je me souviens aussi, chez les gens qui m'hébergeaient,
de ces lits clos typiquement bretons. Les Bretons étaient des gens patriotes
et très accueillants. Je n'ai pas eu de mal à trouver des planques. C'est en
Bretagne que j'ai rencontré, à deux reprises, le colonel Fabien, qui n'était
pas encore connu, mais qui était notre chef. Je me souviens très bien qu'il
était habillé en prêtre, avec une longue soutane noire, qui le faisait
paraître très grand.
Mes missions en Bretagne furent nombreuses, et il serait fastidieux de les
énumérer toutes. C'était toujours le même processus : transport de plis ou
de valises qui contenaient soit de l'argent, soit des documents, soit des
armes, tout cela avec souvent la peur au ventre de tomber dans un piège.
Le 31 Mai 1944, je ne savais pas en prenant le train à Rennes, que cette
mission serait la dernière. Elle me conduisait en Normandie, à Fiers
exactement, où, après des kilomètres à pied en pleine forêt, j'ai retrouvé
un résistant nommé Jean (toujours un faux prénom) qui m'a remis les
communiqués de la région (mouvements de troupes, trafic de trains,
sabotages), papiers qu'il avait eu la bonne idée de dissimuler dans les
pneus de sa bicyclette. Après avoir pris possession de ces documents, je
revins à Fiers pour reprendre le train, en direction de Rennes, où je devais
rejoindre mon chef de secteur, Maurice.
A mon arrivée en gare de Rennes, et tout naturellement, je me dirige vers la
sortie.
Je suis alors littéralement kidnappée par deux hommes en civil, jetée
brutalement dans une voiture (une traction avant), tout cela évidemment sous
le regard stupéfait des voyageurs. A l'intérieur, un homme couvert de sang
et d'hématomes me regardait. D'abord, je ne le reconnus pas, mais à son
regard, je compris qu'il me demandait pardon. En un éclair, je reconnus
alors mon chef de secteur, qui, sous la torture, avait donné l'heure de mon
arrivée et m'avait désignée à ses tortionnaires.
La voiture démarre, direction le quartier général de la Milice française
(les Francs Gardes), compagnie particulièrement répressive.
Dirigée rapidement dans le bureau du commandant, le lieutenant Di Constanzo,
je suis dévêtue, et l'on découvre sur moi les précieux documents que je
transportais et que je n'avais pu dissimuler. Je ne pouvais donc à ses yeux
qu'être l'agent de liaison d'un réseau de résistance. Commencent alors les
interrogatoires, suivis bientôt des premières tortures, qui furent menées en
particulier par Di Constanzo lui-même, par Schwaller, l'ancien métallo
communiste de Suresnes, et par le sanguinaire Daigre. Le lieutenant Di
Constanzo hurlait avec des expressions telles que « me faire pisser le sang
», « vomir mes boyaux » et d'autres encore bien plus imagées.
Le sinistre Schwaller, une fois sa besogne de tortionnaire terminée, avait
l'immense culot de me dire, alors que j'étais à demi inconsciente :
« Me serreras-tu tout de même la main, si l'on se rencontre après la guerre
? »
Avec le même culot, je lui répondis :
« Vous ne serez plus en vie après la guerre ! »
L'Histoire m'a donné heureusement raison, puisque, après la Libération, Di
Constanzo et ses sbires furent condamnés à mort et exécutés.
Réveillée à toute heure du jour et de la nuit, ces tortures furent d'abord
infligées à coups de nerf de bœuf sur toutes les parties du corps. Elles
devinrent ensuite plus raffinées. Marie-France, une amie agent de liaison,
arrêtée peu avant, fut interrogée avant moi, et c'est à tour de rôle que les
coups pleuvaient sur nous. Notre silence exaspérait les miliciens qui
finirent au bout de deux jours par nous interroger séparément.
Une nuit, à deux heures du matin, on vint me chercher. C'était la nuit du 6
Juin 1944, et les miliciens, fous de rage et comme égarés, entendaient dans
leur fureur me rendre (tout simplement) responsable du débarquement allié.
Jusqu'au petit matin, les tortures s'ajoutèrent les unes aux autres :
supplice de la dynamo (la gégène était déjà inventée), supplice de la
baignoire, supplice de la goutte d'eau (la goutte qui pendant des heures
tombe sur le crâne, toujours à la même place), brûlures de cigarettes, et
tout cela toujours ponctué par les coups de nerf de bœuf, jusqu'à ce qu'on
me remît, évanouie, dans une cellule.
Après cette nuit particulièrement épouvantable, les tortures se
poursuivirent encore pendant une quinzaine de jours, sans qu'un nom ou un
rendez-vous ne sorte de mes pauvres lèvres (Aujourd'hui encore, je me
demande comment j'ai pu résister à de tels traitements, il faut croire que
l'être humain porte en lui des ressources insoupçonnées). Pourtant, le seul
nom que j'ai prononcé, c'est le mien, le vrai (puisque j'avais une fausse
carte d'identité), afin que ma mort, qui me semblait inéluctable, soit
connue en particulier de ma sœur.
Quinze jours d'épreuves (et quelles épreuves) s'étaient écoulés. On me
descendit dans une pièce au sous-sol où l'on me rasa la tête. Après quoi
deux miliciens, armés d'une mitraillette, se relayèrent pour me surveiller
et m'empêcher de dormir.
Puis je fus mise au secret dans une cave, d'où j'entendais les hurlements
des prisonniers que l'on torturait. Je ne sais combien de temps je suis
restée dans cette cave, j'avais complètement perdu la notion du temps.
J'étais une loque humaine tenant à peine debout.
C'était une première étape. On me sortit un jour de cet enfer, pour me
remettre à deux militaires allemands, qui me conduisirent à la prison de
Rennes, où, après les formalités d'écrou (le 18 Juin 1944), je fus mise dans
une cellule où se trouvaient déjà une vingtaine de femmes. Mon arrivée,
couverte de plaies, arracha à mes codétenues des cris d'horreur et de
compassion. Puis avec les faibles moyens qu'elles pouvaient avoir, elles
essayèrent d'apaiser un peu mes souffrances. Ces faibles moyens, c'était par
exemple des bougies fondues, qu'elles m'appliquaient sur le corps comme des
cataplasmes. L'intention était évidemment bonne, mais je me demande encore
quel effet thérapeutique pouvait avoir ce genre de soins.
Rapidement, on me transféra dans une autre cellule, probablement en ma
qualité de terroriste, puisque maintenant certaines de mes compagnes étaient
des résistantes. Toutefois, les sorties quotidiennes de mes compagnes dans
la cour de la prison, m'étaient, à moi, interdites.
Qui l'eût cru, une bibliothèque était à la disposition des détenues. C'est
là que j'ai lu
"Les parents
terribles" de Jean Cocteau.
Les jours sont longs en prison, rythmés par des bruits et des sons, toujours
les mêmes : ceux des prisonniers emmenés à la mort dès cinq heures du matin,
en chantant la Marseillaise, le claquement de leurs sabots, et, quelques
moments après la fusillade, les nouvelles du front lancées depuis sa maison
par le concierge, qu'on appelait « l'homme à la pipe », deux fois par jour,
la distribution de nourriture par les gardiennes, qui roulaient leur
chariot, les gamelles qui tapaient les unes contre les autres, et puis le
silence de la nuit, entrecoupé par des rêves de liberté, après le dernier
coup d'œil du gardien dans l'œilleton de la porte avant la fermeture des
lumières.
Un matin, la porte de ma cellule est ouverte brusquement. Là, se tiennent
deux militaires, qui accompagnent un officier à la haute stature, lunettes
cerclées, qui déclare :
« Qui est Ginette Lion, dite Annick ? »
Je me présente et sans ménagement, je m'entends déclarer :
« Vous avez été condamnée à mort, et vous serez fusillée dans les prochains
jours. »
Tout cela dans un Allemand que j'ai très bien compris.
Je suis restée anéantie par ces propos auxquels pourtant je m'attendais. Il
faut dire que par deux fois, on m'avait sortie de la prison pour m'emmener à
la Gestapo, et que c'est là, sans doute, qu'avait été prise la décision de
me condamner à mort.
Deux ou trois jours plus tard (je ne me souviens plus exactement), le salut
vint, si j'ose dire, du ciel. Je n'ai jamais su s'il s'agissait d'un
bombardement aérien ou de tirs d'obus, toujours est-il que la prison fut
bombardée. De plus, les Américains étaient aux portes de Rennes. Les
Allemands décidèrent alors de vider la prison, et c'est à pied, encadrée par
des soldats, que je suis partie vers un centre de triage proche de la gare
de Rennes, où nous fûmes toutes et tous entassés dans des wagons à bestiaux,
où nous étions environ cent par wagon. Ce fut le début d'un long périple à
travers la France. Entassées dans le wagon, les femmes, dont certaines
enceintes ou âgées ou malades, devaient subir une chaleur accablante. La
faim, la soif, les conditions de transport (on ne pouvait ni s'asseoir ni se
coucher, ni même rester vraiment debout) commencèrent à nous décimer.
Le 6 Août, à Langeais, l'aviation alliée mitraille la locomotive. On nous
fait descendre avec ordre de nous mettre sous les wagons. Certains tentent
de s'enfuir et sont abattus. Agnès, une jeune fille de mon wagon, est
atteinte d'une balle et agonise dans mes bras. Les morts restent sur place
et nous partons à pied jusqu'à Saint-Pierre-des-Corps à 25 kilomètres, où un
autre train nous attend en direction de Tours.
Nouvel arrêt à Tours où les responsables de la Croix Rouge exigent
l'ouverture des wagons, afin de nous donner de quoi nous désaltérer. Deux
prisonnières en profitent pour sauter dans la foule et s'évader, cachées et
protégées par les nombreuses personnes qui se trouvaient sur le quai,
éberluées par le spectacle de ces femmes dont l'état pour certaines est déjà
désespéré. Immédiatement la punition tombe, et l'on referme les wagons
définitivement jusqu'à Belfort, après un long voyage qui nous fit traverser
Bourges, Paray-le-Monial, Beaune, Dijon, Besançon. Partie de Rennes le 2
Août, j'arriverai à Ravensbrück le 3 Septembre seulement.
Belfort. C'est la dernière étape avant l'Allemagne. Parquées dans un immense
bâtiment, la Citadelle, en face du fameux lion de Bartholdi, nous avons une
visite inattendue : le maréchal Pétain, en route pour Sigmaringen, est venu
nous souhaiter bon voyage. Je vous jure que cette anecdote est exacte.
Un matin, avant de reprendre le voyage, un soldat se présente avec une liste
à la main. Appel des noms. Toutes les prisonnières du wagon sont libérées,
sauf moi. Je pense à une erreur, mais le soldat assez débonnaire me dit :
« Non, il n'y a pas d'erreur, vous restez. »
Regroupée avec d'autres malheureuses, je retrouve un wagon qui, sans plus
aucun espoir, nous conduit vers un camp de concentration en Allemagne.
Et à nouveau, c'est l'horreur que tous les déportés ont connue. La faim, la
soif, l'étouffement. Les cadavres commencent à se compter par dizaines.
Plusieurs heures, nous sommes stoppés près de Sarrebruck, à cause du
bombardement de le gare. Cette fois, c'est l'Allemagne, et pour nous,
l'inconnu. Encore plusieurs jours de voyage, dans une chaleur torride, et un
milieu irrespirable, avec le bruit obsédant du roulement saccadé sur les
rails, et le sifflement strident de la locomotive, qui connaissait, elle,
trop bien son terminus.
Soudain, le train s'arrête. Des ordres sont hurlés en Allemand d'une voix
rauque déchirant la nuit. Les portes s'ouvrent brutalement.
« Raus raus zu funf !» (« Par cinq ! »)
Les cadavres roulent à terre. Nous sautons du wagon, bousculées, frappées.
Les femmes crient. Le décor est dantesque. Cette haute muraille, surmontée
de barbelés, ce portail sur lequel on pouvait lire « Laissez votre
espérance, vous qui entrez ici », les chiens-loups qui hurlaient sans arrêt,
c'était Ravensbrück, dite « la Petite Sibérie », ou le « Pont des Corbeaux
».
Nous entrons et le portail se referme sur nous. Nous avons l'impression que
la vie est finie.
Pourtant, c'était encore l'été, et sortant d'une cellule, le premier contact
faisait illusion. Je vois une place, plusieurs rangées de baraques en bois.
Il y a des plates-bandes fleuries, et à gauche et à droite, des pavillons
coquets, des petits jardins, des pelouses entretenues. C'était en fait le
quartier des SS.
Je vois alors apparaître le plus lamentable, le plus grotesque troupeau que
l'on puisse imaginer. Des êtres qui pourtant sont des femmes, tête rasée,
teint terreux, regard vide, traînant des pantines en bois (sortes de
babouches). Elles portent une robe bleue rayée, garnie d'un triangle de
couleur différente, et d'un numéro.
La peur me saisit. Elle restera latente tout le temps de ma déportation.
On nous conduit alors dans une immense tente où s'entassent, dans une odeur
pestilentielle, plusieurs milliers de femmes (27 nationalités, paraît-il),
et où régnait une pagaille indescriptible. Impossible de communiquer, ce qui
interdisait tout contact.
Epuisée,
désespérée, je commence ici ce que l'on appelait la quarantaine, qui variait
selon l'humeur des Nazis.
Dès cet instant, songeant à mes parents que je pressentais ne plus jamais
revoir, j'ai décidé que mon seul but, ce serait survivre.
La quarantaine dura des jours, sans nourriture, sans boisson, sans même
pouvoir soulager nos besoins.
L'air sentait la mort. On respirait la mort.
Je voyais des fantômes errer dans les allées, squelettiques, qui tentaient
de nous approcher, espérant sans doute quelque nourriture ou quelques
nouvelles.
Soudain, on appelle les Françaises. Conduites dans une très grande salle,
déshabillées, nues comme des vers, on nous rase les poils, on nous douche,
puis, allongées sur un lit, c'est la visite rectale et vaginale, horrible
épreuve pour une jeune fille. Toute pudeur s'est envolée pour ces femmes
nues et grelottantes. Les vêtements, une culotte et une robe, furent jetés à
la volée, chacune recevant un paquet qui ne correspondait pas à sa taille.
C'est ainsi que je me vis attribuer une petite robe en coton qui m'arrivait
au milieu des cuisses, avec une grande croix cousue au milieu du dos, alors
qu'une camarade se retrouvait en rode de soirée.
Je sors alors d'un enfer pour tomber dans un autre.
Conduites par des femmes SS et des kapos, nous sommes remises à des
blockowas qui nous amènent au block 26, qui comptait mille femmes pour une
capacité de deux cents. Le spectacle était plus affligeant encore que ce que
nous avions vu jusqu'à présent. Des femmes étendues, tête-bêche, par trois
sur des châlits à trois étages de 65 centimètres environ (pour trois
personnes), nous fixaient sans nous voir.
Où nous coucher ? Que faire ? Comment savoir ? La blockowa polonaise, en
hurlant, nous désigna quelques places. La nuit vint avec un grand silence,
entrecoupé seulement par le dernier souffle d'une malade qui avait cessé de
souffrir.
A trois heures du matin, le long cri d'une sirène retentit ; c'était
l'appel, avec la terreur des femmes valides, l'horreur des faibles, des
dysentériques, des œdémateuses. Il faut se lever, se précipiter aux
lavabos, quand on peut les atteindre, ingurgiter un vague breuvage quand on
peut l'avoir. Souvent, on enjambe les cadavres de la nuit.
Trois heures trente, tout le monde dehors, toutes alignées par rangs de dix
sur la place principale, la terrible place d'appel, théâtre de tant de
souffrances pour tous les déportés. C'est l'appel numérique. Tous sont là :
SS policiers de tous grades, chiens des surveillantes qui rodent, prêts à
mordre. L'appel dure des heures. Nous sommes au nord de l'Allemagne et le
froid devient de plus en plus pénétrant. Sept heures du matin, les kommandos
partent, quand le froid et la neige ne les retardent pas.
Le soir, l'appel n'a pas de limites. Après douze heures de travail, il peut
durer deux heures minimum, car les Allemands se trompent toujours : ils
oublient les morts, les départs au Revire (c'était l'hôpital).
Je suis désignée pour le comblement des marais, un labeur de douze heures,
les pieds dans l'eau jusqu'au mollet. Les gardiennes SS ne tolèrent aucun
relâchement. Combien de camarades ai-je vues tomber d'épuisement ?
J'en profite pour vous parler du travail dans les camps.
Dans les camps comme Auschwitz, on entrait pour être, à des rares
exceptions, immédiatement gazé et brûlé. C'était un camp d'extermination.
Dans les camps de concentration, comme Ravensbrück, la déportation avait un
triple but : la punition, le travail (avec un profit pour les Nazis), et
finalement la mort par épuisement.
On peut s'étonner qu'un employeur (appelons-le comme cela), en vue d'un bon
rendement, ne soigne pas plus ses travailleurs. En fait, la main d'œuvre
devenait si nombreuse que les Nazis préféraient un rendement faible avec un
renouvellement fréquent, qui pour eux, était plus rentable, puisque les
déportés leur étaient loués ou achetés par de grandes sociétés comme
Siemens, par exemple.
A Ravensbrück, je fus désignée, au début, au comblement des marais. Il ne
s'agissait pas là d'un travail industriel comme plus tard à Schlieben (je
vous en parlerai tout à l'heure).
Après l'appel (de trois heures trente à sept heures du matin), souvent par
moins trente degrés, transies de froid sous nos petites robes en coton, sans
pouvoir ni bouger ni relever une camarade qui tombait à côté de nous, les
plus valides étaient sélectionnées pour les différents kommandos du camp.
Il y avait deux sortes d'activités dans le camp et ses kommandos : le
travail productif dans les ateliers et les travaux relatifs au camp
lui-même.
Dans un atelier, le travail dure environ douze heures, soit
de jour, soit de nuit. On y fabrique des masques à gaz, de l'appareillage
électrique chez Siemens, on fait de la récupération de vêtements dans une
autre entreprise.
D'autres travaux à Ravensbrück ont lieu en plein air sur divers chantiers.
C'est le climat que nous craignons le plus : vent glacial, froid intense,
accompagnés de souffrances indescriptibles.
Une des tâches les plus rudes consiste à transporter des objets très lourds.
Le kommando des marais, dont je faisais partie, était chargé de récupérer de
la terre cultivable sur les bords d'un lac proche du camp et entouré de
marais.
On comblait d'abord les marais avec une première couche de sapins verts,
puis une couche de sable, enfin une couche de terre mélangée à de l'engrais
de vidange. Curieusement, le but était d'utiliser les marais pour créer des
jardins autour du lac. Par la suite, on y ajouta aussi, hélas, des cendres
du crématoire.
Dans le kommando du bois, on devait déterrer des racines qui pesaient
plusieurs centaines de kilos ; dans celui du charbon, les déportées devaient
tirer des charrettes avec des briquettes qui étaient destinées au villas des
SS pour leur chauffage personnel sur des chemins boueux et glissants.
Dans les carrières de sable, nous creusions au fond, puis d'autres camarades
remontaient le sable jusqu'à la surface. Si les pelles n'étaient pas assez
remplies, nous étions battues par les surveillantes.
Il y avait un autre travail très pénible, c'était l'aplanissement du sol,
avec un énorme rouleau compresseur de près d'une tonne, pour la construction
de routes que nous devions recouvrir ensuite d'une sorte de mâchefer.
Avec ces quelques exemples, je vous ai parlé de mon expérience personnelles,
de ce que j'ai vécu, de ce que j'ai vu.
Evidemment, il y avait bien d'autres travaux imposés aux déportés. Avec un
peu de chance, on pouvait même se retrouver avec un emploi qui correspondait
à sa qualification de tailleur, d'infirmier, de cuisinier, etc. Mais pour
ceux-là, la moindre faute était sanctionnée par une punition démesurée,
souvent la mort.
En permanence, la faim nous tenaille, et ce ne sont pas les misérables
pitances que l'on nous sert qui peuvent assouvir notre appétit. L'ordinaire,
c'était, après le breuvage du matin, une soupe composée de quelques feuilles
de rutabaga, une tranche de pain noir, dix grammes de margarine, et
quelquefois, une rondelle de saucisson, que l'on nous servait au retour du
travail, seulement après l'appel, c'est-à-dire vers neuf heures du soir.
Vous avez compris que pour les kommandos, il n'y avait pas de repas entre
trois heures du matin et neuf heures du soir. Je dois aussi dire que plus
les convois étaient nombreux, plus les rations devenaient réduites.
L'hiver arrivait, et heureuse coïncidence, on m'attribua une veste qui
conforta ma petite robe en coton. Un numéro me fut attribué, que je dus
coudre sur la gauche de la veste munie d'un triangle rouge, qui désignait
les déportés politiques. Je dois apporter une précision : je n'ai pas été
tatouée, cela se pratiquait uniquement à Auschwitz.
Au fil des jours, mes forces diminuaient. Je pensais que j'allais
probablement mourir. L'avitaminose, due aux carences alimentaires,
commençait à faire des ravages. Un matin, impossible de me lever. Je suis
terrassée par la fièvre, peut-être quarante ou même quarante et un degrés.
Mon corps est couvert de plaques rouges. C'est la scarlatine, maladie
contagieuse et épidémique. Devant ces symptômes, la blockowa me repère et me
conduit au Revier.
Vous savez, on avait très peur d'aller au Revier. Je vous assure qu'on y
allait le plus souvent pour mourir que pour guérir. Celui de Ravensbrück
était dirigé par le Docteur Treite, spécialiste des expériences médicales.
Imaginez un bâtiment surpeuplé, où l'on pénètre par un grand hall jonché de
squelettes vivants, aux yeux déjà vitreux.
Je suis contagieuse, donc isolée dans un grand couloir de 1.70 mètre de
large sur 4 mètres de long où sont déjà entassées, sur sept paillasses, une
vingtaine de malades. J'ai dit 1.70 mètre, si bien que celles qui mesuraient
davantage ne pouvaient pas s'étendre complètement. De toutes façons, nous
étions incrustées les unes dans les autres. Aucun soin ne nous fut dispensé,
et les mortes étaient sorties tous les matins.
La pièce des diphtériques voisinait avec celle des typhoïdes et des
érysipèles (maladies de la peau), mais le même thermomètre servait à tous
les malades.
Petite anecdote qui, avec le recul, me fait encore sourire : une Tzigane qui
se trouvait à côté de moi a voulu me faire les lignes de la main, et m'a
prédit une vie d'une incroyable longévité. Tout cela environnées par la
fumée et l'odeur des fours crématoires.
Les expériences médicales étaient nombreuses. J'ai eu la chance de ne pas en
subir d'irrémédiables. Elles consistaient en avortements, en stérilisations,
en jeûnes pendant vingt jours, et en injections de virus les plus divers.
C'était là les expériences les plus courantes, mais les expériences les plus
abominables furent pratiquées sur de jeunes polonaises sur lesquelles furent
prélevées, sur les jambes, des parcelles importantes de muscle, de nerf,
d'os, en leur taillant les jambes du genou à la cheville. On procédait
ensuite sur les plaies ainsi créées à des injections de culture de bacilles
diverses. J'ai connu ces jeunes filles que l'on appelait « les lapins » et
qui furent par la suite exterminées.
Beaucoup de malades moururent dans ce Revier, mais quelques unes devaient
survivre, ce qui fut mon cas.
Je n'étais plus contagieuse, et je fus ramenée à mon block.
Pendant mon absence, des camarades avaient disparu, emportées, je pense, par
les épidémies, le froid glacial, ou l'envie de ne plus vivre. Certaines, je
l'ai su, s'étaient jetées contre les barbelés électrifiés, trouvant dans ce
geste leur délivrance.
Le dimanche, lorsqu'aucune punition ne nous jetait nues dehors, c'était le
«jour des poux », c'est-à-dire de l'épouillage. Oserais-je le dire, mais
nous faisions des concours : laquelle d'entre nous allait tuer le plus de
poux ? C'était non seulement un triste jeu, mais aussi une garantie, car un
pou, c'était la punition à coup sûr.
En Décembre 1944, Ravensbrück devint aussi un camp d'extermination, ce que
l'on ignore souvent. Par deux fois, lors de sélections, j'ai échappé à la
chambre à gaz qui fonctionnait à Ravensbrück, probablement en raison de ma
relative condition physique, prometteuse d'une main d'œuvre bon marché.
Les plus atteintes, en revanche, dépérissaient, minées par la faim, le
travail épuisant et la solitude. Repliées sur elles-mêmes, elles ne
désiraient qu'une chose : la fin de leur cauchemar.
Pour certaines, un grand réconfort moral nous était apporté par quelques
Françaises, certaines rapatriées d'Auschwitz : c'étaient Germaine Tillon,
Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui animaient quelques réunions, Hélène
Langevin, Geneviève de Gaulle, qui un jour disparut, enfermée dans le bunker
du camp.
En vue d'une sélection, on nous sortit sous les coups de matraque des
blockowa, puis toutes nues par près de moins trente degrés dans les allées
du camp, un homme, à l'habillement cossu, nous examina sous le contrôle des
officiers SS. Selon leur état physique, il choisissait celles qui
paraissaient les plus valides. Je fus de celles-là.
On nous fit rhabiller et on nous jeta sur le plancher gelé de wagons à
bestiaux pour une destination inconnue.
La faim au ventre, transies de froids sous nos maigres vêtements, les pieds
gelés (ils avaient quadruplé), je me retrouve à Schlieben, petit camp
dépendant de Buchenwald, situé entre Dresde et Leipzig. Contrairement à
Ravensbrück, Schlieben comportait une sorte d'enclos, ou se mouraient des
hommes, avec qui nous n'avions aucun contact, mais que nous avons vus
souvent se battre pour une épluchure.
Dans ce camp, en fait un kommando, il y avait de nombreuses Tziganes,
quelques Françaises, quelques Belges.
Je l'ai dit tout à l'heure, j'avais les pieds gelés, et je n'étais
évidemment pas la seule. Ce handicap passager nous valut de bénéficier de
quelques jours de repos, sans soin il est vrai, mais repos tout de même,
avant d'aller travailler.
Notre travail consistait à la fabrication de panzerfaust (c'était des
grenades antichars) dans la poudrerie de la société Hasag, qui se trouvait
en pleine forêt, à environ cinq kilomètres du camp. Le travail s'effectuait
par équipe de douze heures soit de jour, soit de nuit, et
présentait un grand danger, car en les manipulant, les grenades explosaient
parfois et blessaient ou tuaient les travailleuses.
Le main d'œuvre était renouvelable à volonté, aussi les Nazis n'avaient pas
intérêt à nous garder valides. La mort de cent travailleuses, c'était une
nouvelle commande de cent déportées achetées pour la machine de guerre.
Il y a quelques années, j'évoquais, au cours d'une conversation avec Madame
Sarrelabout, qui fut une de mes compagnes à Schlieben, la fatigue
insupportable de ces nuits de veille et de travail forcé. Notre petit groupe
de Françaises avait organisé, à notre façon, une résistance à l'intérieur de
l'usine. Nous ne supportions plus de travailler pour l'effort de guerre
allemand, aussi, par exemple, au lieu de vingt grammes de poudre, nous n'en
mettions que la moitié, jusqu'au jour où une vérification eut lieu. Sans
tarder, les punitions tombèrent : debout quarante-huit heures, nues, sans
boire ni manger, sous l'immense sapin que les SS avaient dressé pour Noël.
En fait, le régime à Schlieben était plus dur encore que celui de
Ravensbrück, tant par le manque complet d'hygiène que les punitions et la
nourriture pratiquement inexistante.
Un soir de Février 1945, nous avons entendu des vagues successives d'avions
alliés et vu le ciel rougeoyer dans le lointain : c'était le fameux
bombardement de Dresde qui dura jour et nuit et fit 30 000 victimes.
Avec le printemps, nous parvint le bruit sourd des canons. Les alertes se
multiplient, nous obligeant à faire quatre à cinq fois dans la nuit le long
chemin entre l'usine et le camp.
Un jour, les déportés hommes disparurent. On apprit par la suite qu'ils
avaient été entassés dans des wagons et dynamités.
Notre sort allait probablement être le même.
Le destin en décida autrement, car dans la nuit du 21 Avril, notre
libération prend le visage de la cavalerie russe de l'armée rouge qui entre
dans le camp, et que les SS et les gardiennes ont fui.
Après quelques jours, un commissaire du peuple nous obtient un
laissez-passer pour quitter le camp et prendre la route de l'Ouest.
Et c'est à pied sur les routes encombrées de fuyards et de réfugiés de toute
sorte que notre groupe d'une centaine de femmes arrive sur les bords de
l'Elbe, à Torgau.
C'est là que j'assiste à un fait historique : la jonction des troupes russes
et des troupes américaines.
Un pont provisoire a été jeté sur l'Elbe. Nous le traversons et l'une de mes
compagnes de Schlieben, Madame Cayotte, qui habitait Nancy, a l'heureuse
surprise de tomber dans les bras de son mari, qui portait l'uniforme de
l'armée française.
Prise en charge par les Américains, j'attends avec angoisse le train qui,
depuis Leipzig, me ramènera en France.
Trois semaines après, par la Belgique et le Luxembourg, je passe la
frontière française le 25 mai 1945, direction Sainte-Savine.
En gare de Troyes, je suis la seule déportée à descendre du train toujours
vêtue de ma veste de Ravensbrück. Seul le numéro avait changé. A Schlieben,
il était devenu le 15206 au lieu du 62400 (ou 62600 je ne me souviens plus
exactement) que j'avais à Ravensbrück.
Je suis happée par le centre d'accueil et par la presse. Vous pensez ! Une
déportée si jeune, et en costume ! !
Ma grande hâte, mêlée d'une indicible angoisse, c'est de retrouver ma
maison. Elle est toujours là, au 34 rue de Chanteloup, mais vide de toute
famille, comme elle est vide de tout mobilier.
Accueillie par une voisine, j'envoie un télégramme à ma sœur, « Suis
rentrée, Ginette », la réponse arrive, surprenante : « Confirmez, SVP ». Il
faut dire que ma sœur avait été informée que, remise aux mains des
Allemands, j'avais été fusillée. Elle pensait donc ne jamais me revoir.
Nos retrouvailles furent empreintes à la fois d'une folle gaîté et d'une
immense tristesse. Sept personnes de la famille manquaient à l'appel, nous
n'en reverrons aucune.
A mon retour, comment passer d'un univers irréel à un monde réel ? Ne pas
sentir « en dehors » ? Le camp a longtemps gardé une réalité plus intense
que celle du monde qui m'entourait. J'étais hantée par les visages maigres,
pointus, bleus de froid, et qui avaient le sourire permanent des squelettes.
Je ne vous oublie pas, malheureuses compagnes qui n'êtes jamais revenues, et
je vous rends hommage.
Pendant des décennies, j'ai cherché à reprendre pied, à me fondre dans la
réalité d'un monde normal, mais un mur s'était dressé, quelque chose
d'incommunicable, et l'absence d'aide morale, de part et d'autre, ne faisait
qu'aggraver mon désarroi. Je n'arrivais pas à chasser de mon esprit les
horreurs qui l'habitaient.
Dix ans plus tard, seulement, quelqu'un m'apporta son aide pour tenter de me
délivrer de mes cauchemars et c'était mon mari.
Pour terminer, je voudrais vous demander, je voudrais vous supplier de
rejeter toute forme d'extrémisme, toute forme de xénophobie, toute forme de
racisme. Il faut absolument réagir et lutter contre ces positions qui ont
fait des dizaines de millions de victimes.
En un mot, il faut être vigilant.
Enfin, je me permets de citer une pensée de Rithy Panh, un homme qui lui
aussi a connu de grandes souffrances, la voici :
« Je veux croire que chaque témoignage est une petite pierre qui contribue à
édifier un rempart contre la menace, toujours possible, ici ou ailleurs, du
retour à la barbarie. »

Ginette Lion (
Source Etienne Augris)
Autres sites:
http://yz2dkenn.club.fr/temoignage.htm
http://histoire-geo-documents.blogspot.com/2007/05/ginette-clment-ou-lhistoire-dun-destin.html
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