Témoignage de Georges Clavaud paru dans la
revue T n° 12 de juillet 1974
KELLER ET LA « SOURCE K »
(propos
recueillis par Maurice Bruzeau)
Le rôle historique de la
Résistance, reconnu par tous les chefs militaires et démontré par
tous les historiens, a été d'informer avec précision les armées
alliées sur les forces et les positions allemandes en France durant
l'occupation, et dès le 6 juin 1944 de ralentir, et même
d'immobiliser les colonnes allemandes venues de toute la France pour
rejeter les forces alliées à la mer : le débarquement, qui n'avait
qu'une chance sur deux de réussir selon les prévisions les plus
optimistes des chefs militaires, a trouvé sans aucun doute possible
sa deuxième chance dans l'activité de la Résistance française.
Pour être moins spectaculaires que d'autres actions,
celles entreprises par les différents réseaux agissant dans les
Télécommunications ont apporté une contribution importante dans
cette bataille de l'ombre. Un homme, un groupe, illustrent bien ce
travail souterrain : Robert Keller, ingénieur des travaux, chef du
centre de dérangements de Paris des lignes à grande distance, et son
équipe.
La « source K » fut l'une des plus extraordinaires
sources de renseignements que Londres ait reçus.
Mais aujourd’hui, bien qu'il existe une
rue Keller, une tour Keller, un indicatif téléphonique Keller, et
même une piscine de ce nom, peu de gens pourraient répondre à cette
question : <( Savez-vous qui était Keller? »
Aussi avons-nous demandé à M. Georges Clavaud ingénieur général,
chef du service du personnel des Télécommunications, qui fut son
camarade de combat et le témoin direct de son action, de faire
revivre pour les lecteurs de la Revue « T » quelques-uns de ses
souvenirs attachés à cette page de la Résistance.
Le
portrait
de Robert Keller a toujours été
dans mon bureau, et,
effectivement, peu de visiteurs
l'identifient; pourtant un
jour,
un ancien résistant
belge
l'a reconnu
tout de suite!
Né en 1899,
de
famille alsacienne repliée à
Rouen après 1871, il avait été
élevé dans un farouche esprit patriotique.
Pendant
la lre guerre mondiale,
il
s'était déjà engagé dans la marine malgré
son
jeune âge : son bâtiment avait coulé; il
en
avait réchappé. C'était un homme assez
grand, d'une
forte carrure, avec une magnifique
chevelure blonde et frisée, un regard franc et rieur traduisant une
nature généreuse.
Après
la
guerre, il
essaya de
monter
une entreprise d'entretien de bateaux à
Rouen, puis entra dans les PTT en 1927 comme agent mécanicien aux
lignes à grande distance. Rapidement il se fit remarquer par ses
connaissances et son dynamisme. Promu sous-ingénieur, il fut chargé
d'organiser le premier centre de dérangement des câbles de Paris.
C'est à cette époque, en 1933, que
je fis sa connaissance : j'étais agent mécanicien (vérificateur) et
il était de douze ans mon aîné. Tout de suite je fus attiré par cet
homme qui s'imposait par son intelligence et une présence
rayonnante.
En 1939, Keller fut mobilisé comme lieutenant dans la télégraphie
militaire. Sa conduite à Péronne, où, pour ne pas abandonner son
équipe, il fut pris dans l'explosion d'un pont, en réchappant par
miracle, lui valut la croix de guerre. Tel était l'homme que je
retrouvais à Ussel, lieu de notre démobilisation.
Keller reprit alors la direction de son Centre à Paris. Mais il lui
arrivait continuellement des ennuis, tant était grande sa rage de
voir la France occupée. Le fait d'avoir quatre enfants ne le rendait
pas plus prudent : son rêve était d'agir.
Tout d'abord, il monta un poste émetteur-récepteur pour entrer en
liaison avec Londres. Mais il s'impatientait et faisait ce qu'il
pouvait dans un secteur limité, jusqu'au jour où le capitaine
Combaux, appartenant au Service de renseignements français et
camouflé aux Télécommunications, eut l'idée de faire écouter les
communications entre la France et l'Allemagne.
Il s'en ouvrit à MM. Sueur et Marzin : le premier estima qu'il était
en mesure de mettre au point une solution technique ; le second
couvrirait l'opération. La partie la plus délicate serait de «
piquer » le câble sans alerter les Allemands. M. Sueur proposa pour
cette mission audacieuse Robert Keller. Puis il prit en charge
l'étude des amplificateurs et les réalisa avec le concours de M.
Lebedinsky, de la Société anonyme des télécommunications. Le
capitaine Combaux fit louer un pavillon à Noisy-le-Grand, sur le
trajet du câble Paris-Metz, et recruta des interprètes. Restait à
exécuter la dérivation, en une seule nuit.
Il faut savoir que tout le réseau était sous contrôle ennemi. Près
de chacun de nos agents, un technicien allemand, même sur le
terrain. La sécurité du réseau était primordiale pour les Allemands,
mais comme il n'y avait pas d'incident, ils prirent finalement
l'habitude de ne plus nous accompagner la nuit. C'est ainsi que
Keller put provoquer, le soir venu, un défaut sur le câble
Paris-Metz : le 16 avril 1942, après une période préparatoire qui
avait duré plus de six mois, il passait enfin à l'action. Sous la
tente abritant les fouilles pratiquées en bordure de la route
nationale au niveau du câble, et alors que passait de temps à autre
une estafette allemande, Keller et son équipe réussirent à dériver
le câble sur le pavillon de Noisy-le-Grand sans éveiller les
soupçons des techniciens allemands des stations de mesure
encadrantes. Le système fonctionna de façon remarquable. Combaux
assurait l'acheminement des renseignements sur Londres : les Alliés
restaient stupéfaits, tant la qualité et la quantité d'informations
précises étaient considérables.
Pourtant un jour, Keller eut des ennuis, qu'il me confia aussitôt :
« II y a des gens qui parlent beaucoup à Noisy-le-Grand, ça sent le
brûlé ». Il fut décidé de couper la dérivation, après cinq mois
d'une exploitation parfaite des 70 circuits. Un autre câble fut «
attaqué », celui de Paris-Strasbourg; un second pavillon loué, cette
fois à Livry Gargan. Durant la nuit du 16 décembre 1942, la deuxième
dérivation était réalisée avec succès, et les quatre opérateurs
pouvaient se porter à l'écoute. Le travail avait été exécuté par
Matheron et Guillou pour les têtes de câbles à l'intérieur du
pavillon, Keller, Lobreau, Levavasseur et Abscheidt sur le câble
lui-même.
Six jours plus tard, le 22 décembre, Keller apprend que les
Allemands veulent le voir à la Direction. Il n'est pas
particulièrement inquiet, car cela lui arrivait souvent. Mais des
détails lui donnent à réfléchir, et il me téléphone pour me demander
de prendre les précautions convenues : brûler ses papiers et
dissimuler ses armes. J'avais encore son revolver dans la poche
quand Keller entrebâilla la porte de mon bureau pour me dire : « ils
m'embarquent ». Je ne l'ai plus jamais revu. Que s'était-il passé?
Sur une dénonciation, les Allemands s'étaient rendus au domicile de
Keller à 7 h 30, alors qu'il venait de partir. Au cours de la
perquisition, ils avaient trouvé une carte du réseau des LGD,
document de travail qui leur avait donné l'adresse de notre
Direction et permis de le faire convoquer. Au même moment une autre
perquisition avait lieu chez Lobreau, l'adjoint de Keller. Ayant
appris que celui-ci travaillait rue des Entrepreneurs, ils vinrent
aussitôt l'arrêter au Centre. Plus tard, Matheron puis Guillou
furent arrêtés à leur tour.
Keller fut condamné à mort, mais sa peine ayant été commuée, il fut
envoyé en camp de concentration. On a retrouvé trace de son passage
au Struthof, à Oranienburg, puis à Bergen-Belsen où il est mort du
typhus en avril 1945, alors que Paris était depuis longtemps libéré
et que son camp devait l'être bientôt. De tous les membres du réseau
qui avaient été déportés, seul Lobreau survécut. Lorsque nous
allâmes l'attendre à la gare du Nord, à son retour, nous pensions
tous retrouver Keller. Il nous fallut de nombreuses années de
recherches pour apprendre les circonstances de sa mort.
Quand la Libération est arrivée, et que les lampions se sont
éteints, un Comité Robert Keller a été créé qui obtint que son nom
soit donné au Centre des LSGD qu'il avait dirigé, 8 rue des
Entrepreneurs, puis, un peu plus tard, à la partie de cette rue
comprise entre le quai de Javel et la place Charles-Michels. Depuis
le transfert du Centre à Montrouge, la tour et la piscine
construites sur son emplacement portent également le nom de Robert
KELLER.
Telle est à grands traits l'histoire de la « Source K » que Keller
avait contribué à créer dans le cadre des opérations du 2e
Bureau et qui permit de transmettre aux Alliés, pendant plus de cinq
mois, des renseignements d'une valeur incomparable. Elle constitua
un épisode extraordinaire de la Résistance française parmi tant
d'autres également passés à peu près inaperçus du public : je pense
aux nombreux sabotages organisés par les postiers, à quelque réseau
qu'ils aient appartenu, et notamment à celui qui permit d'isoler
téléphoniquement la capitale le jour du débarquement du 6 juin 1944.
Aussi, la bravoure de Keller restera parfaitement exemplaire. Si le
chef de la « Source K » n'est pas dans toutes les mémoires, il n'est
cependant pas oublié : il ne le sera pas, en tout cas, aussi
longtemps que des hommes, par leurs questions, seront amenés à
fouiller l'histoire, et à parler de lui et de ses compagnons.
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